L'éditorial de Christian Saint-Paul
Vivre à la cime
Gérard BOCHOLIER dans son dernier livre de poèmes illustre à son insu un proverbe indien qui met en garde : la vie est un pont. Franchissons-là, mais n’y construisons pas de maison.
Car la maison, celle indélébile de l’enfance, il faudra l’abandonner à un destin qui ne sera plus attaché à celui de l’enfant que fut le poète.
Situation hélas universelle qui touche la majorité d’entre-nous, forcés de renoncer à la maison qui abrita notre enfance et notre famille.
J’ai lu « J’appelle depuis l’enfance » éd. La Coopérative, 140 pages, 16 €, de Gérard Bocholier avec ferveur (comme pour les livres précédents de ce grand poète de la spiritualité), mais, j’en conviens, avec une certaine douleur.
Celle d’une expérience partagée. C’est dire combien ce poète situe sa spiritualité au plus près du réel, du vécu.
Au soir de sa vie, l’enfance n’est jamais très loin. Elle s’impose dans la mémoire et dans l’inventaire. Cet appel depuis l’enfance n’a eu de cesse de sourdre ingénument, répétant à l’infini la même question :
J’entends des pas qui s’approchent
Est-ce un ange ou bien mon juge ?
L’enfance est peuplée de la mère, de la maison, des vignes, et de « la poésie des livres ».
Sa mère, elle, ne voyait que lui « Tout nimbé de lumière ». Cette mère le quitta le 12 mai 1980, premier apprentissage de la perte, un départ en lenteur, comme amorti : « Tes genoux lentement fléchirent / Tu glissas comme une bougie / S’effondre après l’ultime flamme ».
Avant naquirent les premiers poèmes : « Mes premiers vers me tenaient / Compagnie beaux infidèles », « Sur l’ardoise s’effaçaient / Aussi vite qu’ébauchés / Mes poèmes malhabiles ».
Ceux-là, prenant de mieux en mieux la lumière, l’accompagneront, pour notre plus grand bien, toute sa vie.
Une vie débutée au milieu « ...des gens simples / De simples âmes courbées / Sous les labeurs des silences / Proches de la terre aimée ».
Il aimera dès lors cette simplicité, le silence, les vignes où il faut « conduire la jument par la bride », la maison « Son cœur de cire et de patience / Qui ne bondit plus pour personne » aujourd’hui, maison mutilée par le temps qui l’a vidée de la vie :
On a jeté les livres
Eventré les armoires
Des portraits aux yeux vides
Gisent au pied des murs
Je frissonne en entrant
Dans la pièce où blafarde
La pendule arrêtée
Implore des ténèbres
Un abri par pitié
Le poète a depuis longtemps quitté la maison pour des « routes peu frayées » et pour apprendre « qu’au bord du vide » « on reste prisonnier / De l’enfance et de la nuit ». Il ira désormais à sa propre rencontre : « En rendez-vous avec moi-même / [ ... ] Ai-je jamais su qui j’étais », étonné « Du garçon étrange / Croisé sous les porches / Qui me ressemblait ».
Il va choisir la vocation du poète « la pente / La moins fréquentée [...] Celle où tout peut naître / Aimer et mourir / Déborder le temps / Pour vivre à la cime ».
Et Gérard Bocholier a vécu et vit « à la cime », celle de la poésie, de la foi, de l’amour.
C’est sur la cime, qu’il parvient à desserrer l’étau de l’angoisse existentielle, cette peur qui « Depuis la petite enfance / D’être seul au bord du vide / Et de tous abandonné ».
Ainsi, la dernière partie du livre sont des « Chants pour la fin » dans la lignée des Psaumes, ses précédents recueils chez Ad Solem : « Psaumes du bel amour », « Psaumes de l’espérance » et « Psaumes de la foi vive », chefs d’œuvre d’une suite de deux quatrains qui rejoignent la joie pure que cherchait Simone Weil, par une affirmation ravageuse de la foi qui fait de Gérard Bocholier l’un ou le plus grand poète mystique vivant d’expression française. Et certainement le plus accessible par le génie de sa simplicité.
Soudain le vent tout se brouille
Mais ton visage me reste
Dans une contrée si pure
Que le jour devient aveugle
Non la mort n’est pas absence
L’absence n’est pas la nuit
Hors du temps bruit le silence
Je bois ton aube infinie
**********
Vous pouvez écouter l’émission consacrée à Gérard Bocholier à « Pour écouter les émissions » Confinement n° 20 sur le site les poetes.site
Je signale également la parution de 2 CD que les conditions précaires d’enregistrement loin du studio de la radio m’ont empêché de diffuser sur les ondes, mais sur lesquels je ne manquerai pas de revenir lourdement :
« Les amis, l’amour la poésie » Chansons et poèmes par Guy Allix, 17 € à commander à : guy.allix59@gmail.com
et
« Terre de Cœurs » poèmes choisis d’Hamid Larbi à commander sur le site w.w.w.hamid-larbi.net
Le texte s’écrira
« Vivre, c’est se raconter » rappelle Michel del Castillo dans « Le crime des pères » (éditions du Seuil 1993, p 80).
Le Slam, c’est se raconter et c’est la vie qui vous irrigue telle une perfusion salutaire donnée par un cœur vaillant et généreux, le temps requis.
Car le Slam a ses codes et sa bonne tenue se vérifie dans le respect de ses règles.
La poésie est équivoque. Elle s’habille de l’infini de ses contours. L’invariable, c’est la puissance des mots. A eux de nous livrer leur lumière.
L’écriture est éclairante qu’elle vienne d’un supplément d’âme, de l’inconscient ou de la grâce.
Encore une fois, c’est de l’intime dont se nourrit la poésie, c’est-à-dire l’écriture du Slam. Le Slam enjambe le piège de la dérision de soi qui emprisonne l’individu et il le libère de ses propres limites. La dérision de soi n’est plus l’obstacle mais le moyen d’accéder à une impertinente envie de vivre pleinement.
Le Slam en sacralisant l’humour et l’ironie de toute dérision, pulvérise la représentation idéalisée de ce que nous croyons être.
Je ne puis affirmer que toute poésie est iconoclaste, mais le Slam assurément l’est. La beauté a mille canons et aucun n’est formatable parce qu’ils sont contradictoires.
Les canons du Slam, Thierry Toulze alias Capitaine Slam, artiste toulousain qui fonce avec élégance vers l’avenir de la poésie dans notre bonne cité mondine, laquelle se rêve Capitale de la Poésie, les définit avec toute la rigueur et le sérieux qui conviennent :
SLAM : CE QU'IL FAUT SAVOIR
Historique et étymologie
Le slam a été inventé en 1986 à Chicago par Marc Smith, homme du peuple et ouvrier du bâtiment : voulant éviter le côté mièvre des soirées guindées, il a inventé un dispositif rendant la poésie moins élitiste, plus accessible et surtout plus “rock n' roll”. Le choix du mot slam est d'emblée révélateur : il signifie “Chelem” (c'est à dire tournoi, ce qui implique une dimension sportive), renvoie à l'expression “slam dunk” (smash) voire à “to slam the door” (“claquer la porte”) et sonne un peu comme une invite à faire claquer les mots au lieu de s'en servir mollement, à s'exprimer avec fougue, à avoir de la verve.
Philosophie du slam
La philosophie du slam est à rapprocher des fondamentaux du hip-hop (Love, Peace, Unity and Having fun) mais les codes (vestimentaires, langagiers, rhétoriques, thématiques) y sont moins nombreux. Partage et ouverture d'esprit seront de mise : personnes âgées peu férues de rap, rappeurs radicaux, improvisateurs, conteurs, fabulistes, poètes classiques, raconteurs de blagues et adeptes du stand-up se mèleront. De même, le slam n'est pas sexiste (autant d'hommes que de femmes) et les enfants peuvent participer. En somme, tous les arts de la parole sont les bienvenus, mais il y a des règles à respecter...
Comment se déroule une scène slam ?
Le slam n'est pas un style : c'est une certaine manière de se réunir, d'organiser des soirées voire de renouer avec l'esprit des veillées. Inutile de vous inscrire à l'avance, en téléphonant : il suffit de vous renseigner dès votre arrivée pour savoir qui anime la scène et de vous inscrire auprès de cette personne. Cela se déroule souvent dans un bar et parfois sous la forme d'un tournoi. L'animateur(/trice) vous appellera peut-être au tout début : il s'agira de faire partager votre texte au public (le présenter en quelques mots étant possible mais pas nécessaire), un texte court (3, 4 mn. max.) et auto-produit (mais qu'il n'est pas obligatoire de savoir par cœur). Autre contrainte forte : pas d'accessoires ni d'accompagnement musical.
Quelques conseils pour y briller
Ecrivez sur des sujets qui vous intéressent vraiment.
Evitez les lieux communs, le pathos et les sujets trop intimes (deuil d'un proche, etc.) : il ne faut pas être impudique – certes, on peut “se dire”, mais il faut aussi séduire...
Allez chercher le public, en ayant le sourire, en introduisant de l'humour, en vous inventant un pseudo amusant, en parlant de sujets connus ou en faisant du “name-dropping” mais sans pour autant vous montrer racoleur – n'oubliez pas que le slam est une contre-culture : on n'est pas là pour faire du M.6 !
Faites en sorte que ce soit vivant, prenant, sincère, intense, habité – faire un texte très rythmé n'est pas du tout obligatoire (mais ne soyez pas trop mou quand même !)
La première phrase doit être percutante (de même qu'il faut finir votre texte en beauté).
Soyez conscient que l'enjeu n'est pas de se faire mousser mais d'apporter son grain de sel à la soirée. Il faut passer sur scène pour de bonnes raisons.
Prévoyez plusieurs textes (le nombre de passages dépend du nombre des participants).
Redisons-le : tous les genres sont possibles. L'important est de respecter la contrainte du temps – ne pas le faire est mal vu (surtout si votre texte ne tient pas la route !) Mieux vaut donc miser, surtout lorsqu'on débute, sur des textes très courts (1 mn., 1. 30, 2 mn., pas plus).
N.B. : Pour plus d'infos, je renverrai au film Slam de Marc Levin (Caméra d'or à Cannes en 98) où les acteurs (Saul William, Sonja Sohn) sont aussi des slameurs et au documentaire Slam, ce qui nous brûle, de Pascal Tessaud (France Télévision) où plusieurs scènes ouvertes sont captées avec talent.
L’émission « Confinement n° 19 » est dévolue au Capitaine Slam alias Thierry Toulze ou réciproquement.
Dans un premier temps nous l’écoutons dans ses œuvres, sur scène avec « Le texte s’écrira », « Total bâtard » et « Bulletin colère ».
Plaisir de l’oralité scénique du slam !
Plaisir de rire avec ce « bulletin colère » qui rend hommage au « cancre » de Prévert.
Puis je lis les textes de Thierry Toulze, ses poèmes regroupés sous le titre « L’Observatoire de Toulouse ».
Car le poète des mœurs est aussi poète des lieux.
Si le poète dit les lieux qu’il traverse, ce n’est pas pour écrire ce qu’il connaît et que les autres, s’ils sont de ces lieux, connaissent également. C’est pour en étreindre l’inconnu.
C’est le but de l’écriture de révéler ce qui était caché.
Telle la douceur que recèle un lieu familier auquel nous nous sommes habitués sans en ressentir ce qu’il contient d’unique et qui lui donne un nouveau sens, parfois bouleversant.
Thierry Toulze, un poète authentique au large spectre qui revient dans une autre émission « Confinement n° 21 » dont je vous parlerai bientôt.
Dans l’émission « Confinement n° 19 » je signale la parution d’un roman qui fera date dans l’histoire des romans ayant pour cadre Toulouse et l’Occitanie, celui du poète, également homme de radio et chroniqueur, Francis Pornon : « Mystères de Toulouse, de rose et de noir » TDO éditions, collection Noir Austral, 430 pages, 20 €.
Ce roman-événement a fait l’objet par la suite de l’émission « Confinement n° 24 » qui sera diffusée par Radio Occitanie à compter du jeudi 10 décembre 2020.
Enfin, je signale la parution toujours attendue de la revue « Nouveaux Délits » n° 67 dont je donne lecture de l’émouvant et brillant éditorial de Cathy Garcia Canalès.
Par ailleurs, j’annonçais au cours de cette émission diffusée dans les temps opportuns, une animation au Centre Culturel Joë Bousquet de Carcassonne où le fidèle René Piniès qui dirige avec succès ce haut lieu de la poésie et de la culture à Carcassonne, avait programmé le 17 octobre 2020 une lecture par Anne Alvaro des « Lettres à Ginette » de Joë Bousquet.
Je ne peux que recommander la lecture de ces lettres à nos jeunes gens.
Je demeure encore ébloui par l’amitié que me porta Ginette Augier voici plus de quatre décennies. En dernier lieu, elle m’offrit un livre qu’elle venait d’écrire sur « Les demeures de Joë Bousquet » qui remporta un prix de l’Académie Française.
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Extraits de « L’Observatoire de Toulouse » de Thierry Toulze :
L'OBSERVATOIRE DE TOULOUSE
(choix de textes pour l'émission « Les poètes »)
STATION-SERVICE ABANDONNEE
Station-service abandonnée
Comme le chanteur chanté par Johnny,
Qui te chantera si ce n’est bibi ?
Le dimanche, déprimé,
Je sortais pour me rendre chez toi
Et dépenser quelque argent
Afin d’obtenir chips, pain, pâtes
Et (le tairai-je ?) du vin de table
De médiocre qualité.
Station-service abandonnée,
Tu n’existes donc plus
Mais je vois tes vestiges
Du haut de ma fenêtre :
Des tagueurs inspirés
A cœur joie s’en sont donnés,
Te bariolant de couleurs vives,
Insufflant encore un peu de vie
A ce que tu es devenue,
A savoir une ruine, une épave,
Un pan de ma mémoire,
Un lointain souvenir
La scorie d’une époque
Qu’il vaut mieux oublier.
MIRACLE AUX ARGOULETS
Déprimé aux Argoulets,
J'avise un supermarché.
Je m'y achète des victuailles,
Victuailles que je tairai
Car elles sont trop grossières
Pour figurer dans un poème.
Poème ou pas,
J'engouffre comme un morfale
Les dites victuailles.
Sur un banc, seul comme un chien,
Je me sens moche et bête :
Où sont passées mes idées
D'ascèse et de bouddhisme ?
Au lieu de me livrer
Aux Saintes Austérités,
Je bouffe comme un porc
Et ce n'est guère hallal.
Surgit un papillon :
Il est tout jaune,
Il est beau,
Et j'ai honte d'être aussi grossier.
Je le regarde et ça m'apaise,
Un peu comme Hulk
Séduit par la poésie de l'aurore
Ou bien par la beauté
De l'arc-en-ciel qui paraît.
Devant cette merveille,
Je quitte mon enveloppe grossière
Et tout léger m'envole
Sur les ailes du papillon.
SUR LE NOM PRESTIGIEUX
DE TROIS RUES TOULOUSAINES
L'histoire de la littérature :
Cela encadre ma vie
Et lui donne une forme
Voire une direction.
Aussi suis-je toujours troublé quand,
Me balladant du côté des Argoulets,
Je me retrouve dans une rue Marot,
Une rue Andersen ou une rue Boileau.
Dès lors, je ressens
Comme un frisson sacré
Et me sens rassuré, protégé,
Comme entouré de fées.
LE SQUARE POTAGER
DU PARVIS JACQUES AURIAC
Square du parvis
Jacques Auriac,
Tu me ravis
Parce que
Tu es composé,
Non d'un radis
(Ce qui aurait rimé),
Mais d'une fraise à bascule,
D'un cornichon géant
Faisant office de banc
Et de cinq carottes dressées
Qui entourent un toboggan.
Se constituant
De pandas sur le dos
Et de dauphins joueurs,
Le square Edouard Privat
Me séduit moins que toi.
LA RUE AUX CHATS
Dans mon quartier,
Il y a une rue
Que Léautaud aurait aimée :
On y croise plein de chats,
Surtout la nuit.
Bref, quand je rentre chez moi,
Je passe toujours par là.
A chaque fois,
Avec leurs yeux, leurs mouvements,
Ils me font une escorte de roi
Et je trouve cela
Dix fois plus classe
Que de remonter les Champs Elysées.
TOULOUSE ET TOULZE
Je renoue avec ma ville
Qui me donne de la force.
M'enfonçant dans ses rues,
Je me renforce.
Déprimé,
Je marche dans Toulouse
Et je vais mieux
Et je trouve cela
Féérique et merveilleux.
Requinqué, reprenant vie, je me dis
Que mon corps et ma ville
Sont des vases
Communicants.
Ce phénomène est encore
D'ordre mystique, automobile,
Car si la ville est mon essence,
Je suis son petit véhicule.
FRERE ECUREUIL DES ARGOULETS
D'un coup, ça se renverse.
(Valère Novarina)
Un jour que j'avais le cafard,
Que je trainais du côté
Des Stades de la Roseraie,
M'apparut, surgissant d'un fourré,
Un petit écureuil aussi vif que l'éclair.
En trois secondes, il monta dans un arbre.
De là, il me considérait
Et je me mis à lui parler :
– Maître Ecureuil sur votre arbre perché,
Frère Ecureuil qui tant me fascinez,
Pourriez-vous pas descendre
Pour un peu discuter ?
Il ne répondit pas et nous nous regardâmes,
Sa grâce d'écureuil me réjouissait l'âme.
Et je me trouvais bien sot de déprimer ainsi :
L'écureuil avait, lui, beaucoup plus de panache.
Bref, je m'en retournai,
Requinqué grâce à lui,
Plus confiant dans la vie,
Sensible à la beauté
Du monde autour de moi.
ROSERAIE VERTE
Pour voir du vert,
Pas besoin d'aller voir
La Charmeuse de serpents.
Les arbres de mai
Qui me font face
Me satisfont
Chromatiquement :
Toutes les nuances
Y sont représentées
Et on devinera, je pense,
La moralité qu'il faut tirer
De ce poème coloré.
PETITE DAME A LA VESTE ROUGE
Petite dame à la veste rouge,
Que je vois passer dans ma rue,
Quelqu'un, en ce moment, pense à toi :
C'est moi.
Ta solitude me bouleverse,
Et d'assister à tes promenades
Aussi tragiques que quotidiennes.
Tu n'avais pas prévu
Que tu serais si seule.
C'est violent, c'est difficile.
Ta réponse, c'est la marche à pieds.
Tu trottines tous les jours que Dieu fait
Et cela meuble les dites journées
De façon à ce qu'elles passent,
Ces satanées journées,
De façon à ce qu'il y ait quand même
Un peu de mouvement.
S'agirait pas de s'abîmer
Dans quelque passion triste,
De s'écrouler comme tant d'autres
Qui picolent et qui grossissent.
En marchant, on se montre à soi-même
Qu'on ne se laisse pas aller.
On le sait : c'est bidon,
C'est dérisoirissime.
C'est la mort qui viendra
Après la solitude
Et personne ne pourra
Aller contre cela.
Allons, n'y pensons pas :
Marchons ! Marchons !
Et que nos promenades
Nous mènent gentiment
Vers la fin de la vie.
UN JAPONAIS A TOULOUSE
Soir de victoire
Un homme est triste
Loin de tout ça
C’est un soir de victoire
Mais un homme est amer
Vanité des klaxons
On rit et on danse
Une équipe a gagné
Victoire discutable
Concert des klaxons
Et des cornes de brume
Toulouse n'est pas zen
Rugby, victoire et fête
Bouteilles débouchées
Nez rouges à l’horizon
Ville rose en folie
Meuglements au dehors
Pauvre joie ambiguë
« On est les champions »
Dit une chanson
Je ne la chante pas
Si j’en crois mes oreilles
Le rugby est un alcool
Plus fort que le saké
Le rugby fait crier
Palois et toulousains
Mais pas en même temps
Ils disent avoir gagné
Mais la défaite adverse
Me paraît relative
La mode est donc ce soir
Au rouge et au noir
Demain : retour au gris
Klaxons, perruques
Et chants martiaux
Futiles toulousains
Victoire, soit
Gagner, peut-être
Mais contre qui ?
Semaine terne
Samedi fiévreux
Transe du sud
L'AUTRE MONDE
Ce dimanche, mes pas me guidaient
Vers L'Autre Monde, lieu où allait se dérouler
Une petite session slam de derrière les fagots.
Sur mon chemin, je rencontrai Emi, à vélo,
Et qui, me voyant, en descendit pour causer.
Pendant ce court trajet,
J'eus envie de lui dire :
– Emi, arrête-toi : j'ai envie de t'embrasser.
Bien sûr je ne le fis point.
Aujourd'hui, sans Emi,
Voici que j'arpente
A nouveau cette rue.
Je ne m'étais pas avisé que c'était celle
Du Général Gazan, inconnu au bataillon.
Plus loin, je constate
Que le café où nous allions
A changé de nom.
Jetant un œil à l'intérieur,
Je me rends compte
Que la décoration
N'est plus du tout la même.
Pourtant pour moi,
L'Autre Monde existe encore :
C'est le domaine du souvenir.
Je connais même
Un autre monde :
C'est celui où
J'embrasse Emi.
L'ADIEU A L'ARIEGE
Voici que je longe l'Ariège,
Des sentiers ayant été
Récemment aménagés
Pour les promeneurs comme moi.
Au bout d'un moment,
Il n'y a plus de sentier.
On ne peut plus passer :
Ce ne sont que ronces et horties.
C'est à l'image
De ma relation à l'Ariège :
Quelque chose,
Dans l'Ariège,
M'a échappé.
Je crois savoir ce que c'est :
C'est la veillée, le fantastique,
La merveille, le merveilleux...
J'essaie de contrer cela
En lisant des histoires d'Oc :
Parfois j'ai un frisson,
Mais ça va pas très loin.
Bloqué par les broussailles,
Je remonte vers des lotissements
Que je n'avais jamais vus.
Puis j'avise une rue Georges Brassens
Et une école Nelson Mandela.
J'y vois le signe
Que le XX° siècle,
Malgré tout,
N'aura pas laissé
Que des mauvais souvenirs.
A côté de ces lotissements,
Il y a des cages à lapins.
C'est ici que vivait une fille
Que j'ai beaucoup aimée.
C'est un lieu dur :
Je n'avais pas compris cela à l'époque.
C'est comme un nouvel éclairage
Qui modifie mon souvenir.
Ensuite, je passe devant le collège
Où j'ai fait mes études.
Il y a toujours des graffitis
Mais les mots ont changé.
Il y a toujours autant de sentiments
Et de cœurs dessinés.
Cela me rend triste
Car je sais qu'il y aura
Beaucoup de blessures
Et de désillusions.
René Guy CADOU un miracle d’humilité
« La mesure est la souveraine aristocratie de l’homme » avait écrit en 1981 George Steiner. L’œuvre de René Guy Cadou a pris une place légitime dans l’histoire de la poésie française, car sa mesure à hauteur d’homme a consacré son aristocratie dans le tumulte des voix heurtées du XXème siècle.
William Cliff lors d’un entretien chez lui à Gembloux me fit part de son doute sur la postérité des poèmes de Cadou qu’il ne considérait pas comme marquant son époque.
J’espère que l’intérêt constant pour ce poète - qui disposa de si peu de temps (1920 - 1951) - révélé par les publications autour du centième anniversaire de sa naissance, contredit la sévérité du jugement du poète belge ce nouveau François Coppée façonné par les rudes épreuves d’une vie voulue libre qui lui fit écrire, dès la parution de « Ecrasez-le » : «... la vie est bizarre. Elle nous mène et nous mène. Nous la laissons faire car c’est elle toujours qui finit par avoir raison contre ce que nous voudrions qu’elle nous donne ».
Or, précisément, l’œuvre de Cadou ne s’écarte jamais de cette vie qui nous mène :
Source de vie
Ah ! quelque part ! là-bas ! être à genoux
tout seul dans la crypte
linge blanc ! lys ! odeurs ! fraîcheur !
C’est sa vie, à Nantes, à Louisfert, en Bretagne, à Saint-Michel Chef Chef, qui s’étale dans ses poèmes, celle de l’instant où il croise à bicyclette les otages de Châteaubriant et qui donnera naissance à un des plus beaux poèmes de la Résistance ; c’est sa vie, celle du doute, des trains qui s’enfoncent dans la nuit comme des messagers de la mort, celle de la prière qui donne de la pesanteur à la fluidité légère de sa langue, car « un corps en prière pèse plus lourd que le cèdre » comme l’avait éprouvé Ithiel Ben Tov qui lâcha ces derniers mots à Salamanque quand les flammes l’avaient atteint.
Lui, René Guy Cadou, les flammes de la maladie l’ont consumé à 31 ans.
Les flammes de son amour pour Hélène, de son amour de la vie et des hommes fraternels, nous réchauffent toujours.
La parole vive de Cadou est celle de l’existence.
Son cœur bat nu, obstiné à vivre, à dire, luttant contre la douleur, les obstacles, luttant contre l’inexorable solitude qui finira par l’emporter avec le silence.
Il faut lire Jean Lavoué :
« René Guy Cadou - La fraternité au cœur » préface de Ghislaine Lejard, postface de Gilles Baudry aux éditions L’enfance des arbres, 300 pages, 20 €.
Michel Arbatz a réalisé un C.D. de 24 titres accompagné d’un livre de 72 pages :
« Bruits du cœur - Michel Arbatz chante René Guy Cadou » 24 € à commander sur son site : https://www.michelarbatz.com
Cet album et ce livre prennent leur place dans l’abondante discothèque des poèmes de Cadou que de grands artistes - Martine Caplanne étant ma préférée - ont mis en musique et chantés.
Vous pouvez écouter une large partie de cet album dans l’émission « Confinement n° 17 », émission qui a été également diffusée plusieurs semaines sur les ondes de Radio Occitania.
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Extraits de « René Guy Cadou La fraternité au cœur » de Jean Lavoué :
De nombreuses études ont été consacrées à René Guy Cadou. La plupart évoquent l’enfance du poète, sa solitude, la mort de ses parents, sa mère d’abord alors qu’il n’a que douze ans, son père ensuite quand il a vingt ans, la guerre qui a marqué sa jeunesse ; mais peu suggèrent avec insistance la source étoilée du « poème » dont son prénom même est le signe : le lien fraternel entre René et Guy ; Guy, le grand frère qu’il n’a pas connu mais qui obsède sa quête intérieure et son existence : « Qui me hante / Qui est ma face de lumière ». Celui-ci était décédé à l’âge de huit mois d’une méningite, en 1912, un peu moins de huit années donc avant la naissance du poète.
On a changé ton nom le jour de ta naissance...
Il te reste à trouver ta première origine
Les premiers ossements croisés sur ta poitrine
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En fait cette lumière nue par laquelle s’engouffrait son poème, Cadou a tellement voulu la partager et la faire éprouver à ses amis qu’il s’est remis lui-même en position d’être ce prince à la lisière des féeries et des marais que tous n’en finiraient plus de susciter dans leurs mémoires douloureusement enchantées. C’est ainsi que lui-même avait vécu, avec ce frère, mi-homme, mi-ange, mi-Dieu, à ses côtés. C’est peut-être bien avec lui qu’il était devenu cette sorte d’étrange « chrétien ». Non pas un chrétien des églises mais cet amoureux sauvage d’un Christ ancré dans la chair pantelante d’un enfant-Dieu laissant passer la clarté.
Cette présence vive dans l’absence, c’est d’abord à elle qu’il voulait faire goûter chacun : sa tendre Hélène comme ses amis. C’est le vitrail de son âme qui se laissait ainsi traverser. L’invisible à saisir partout dans le sensible, lui qui comme Hélène croyait aux signes, et communier à l’essentielle douleur de vivre et d’aimer ! Il suffit de lire et de relire les témoignages de tous ceux qui l’ont connu, approché, aimé : c’est un véritable testament fait d’un bouquet de bonnes nouvelles à partager à l’instant même par-delà le désastre de la passion et de la croix de leur ami. N’est-ce pas en cela aussi, qu’enfant il s’était déjà mis en tête de transfigurer le deuil de ses parents en une fête d’aubépine et de pommiers en fleurs ?
[ ... ]
Si vous m’aimez oh ! que ce soit difficilement
Comme on aborde un pays disgracié !
Je ne révèle ma tendresse
Que par les épines des haies
Oui, voilà bien ce lieu où il voulut conduire ses amis : à cette allée du calvaire entourée de haies d’aubépines où il fit lui-même ses premiers pas en pleurant. Avec cette couronne d’épines cueillies à même les frondaisons de son enfance. Il savait déjà que sa croix faisait partie de son poème. Qu’elle était son Poème même. Jusqu’à ce jour où, à Jean Rousselot de passage cette nuit de printemps du 20 mars 1951 pour le réconforter, il cria, tandis que son ami peinait à veiller, un peu à la manière du Christ s’adressant à ses disciples assoupis : « Bon Dieu, Jean, je vais crever... »
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Je ne conçois pas de poésie sans un miracle d’humilité à la base.
René Guy Cadou « Poésie la vie entière » éd. Seghers
Ceux qui ne sont rien portent en eux tous les rêves du monde
J’ai connu, comme beaucoup, la déflagration de la « bombe atomique de la littérature du XXème siècle », Fernando PESSOA.
J’ai dévoré toutes les publications traduites en français, j’ai vanté Pessoa à mes amis qui à leur tour l’ont lu, puis un jour, finissant le « Livre de l’intranquillité » à la terrasse d’un café place de La Trinité à Toulouse, dans ce décor Renaissance qui par son harmonie architecturale apaise l’esprit, je décidai d’une longue pause avant de retrouver l’univers aussi familier qu’imprévisible de l’homme aux hétéronymes.
Car le stupéfiant génie de celui qui hésita un temps entre la langue anglaise et la langue portugaise - qu’il choisit finalement dans un sursaut heureux de nationalisme - vous aspire dans la volupté intellectuelle de ses pensées multiples et parfois opposées.
Nul ne sort indemne des longues lectures de Pessoa.
Des étés que nous avons vécus en famille au Portugal, en Algarve dans la ville de Faro où nous invitait notre ami éditeur Julio Carapato, puis d’autres années dans la région de Porto et Nazareth, Lisbonne ne fut plus une destination. Il fallait éviter le fantôme de Pessoa.
Mais un soir, Paul Goudouneche, un ami auteur que j’avais publié, demeuré lui, dans cette fascination de Pessoa, m’apporta d’un voyage express un petit pavé d’une rue de la Baixa où avait coutume de déambuler le poète. Cet ami m’offrait aussi le premier album de photos de la vie de Pessoa, publication portugaise aujourd’hui reproduite en français.
L’album et la pierre rejoignirent les étagères où s’alignent les livres du génie lusitanien.
Les éditions Unes, fin 2019, ont repris des poèmes de l’hétéronyme Alberto Caeiro sous le titre :
Fernando Pessoa « Poèmes jamais assemblés »,
52 pages, 16 €.
La traduction par quatre auteurs de ces poèmes, dont le plus grand nombre avait été, dans des éditions bien antérieures, déjà réalisée par Armand Guibert, est saisissante de clarté.
« Entre mon être et ma pensée / J’ai senti la vie passer / Comme un fleuve son courant » écrivait Pessoa qui a voué toute sa vie à l’œuvre d’écrire. Son exemple est la confirmation de ce que disait Maurice Blanchot : « L’écrivain ne sait jamais si l’œuvre est faite. Ce qu’il a terminé en un livre, il le recommence ou le détruit en un autre ».
L’œuvre protéiforme, polymorphe, de Pessoa ne doit pas son génie à l’intensité de ses sentiments mais à la puissance de son intelligence.
C’est à la force de celle-ci qu’il crée une émotion abstraite : « Je suis un homme pour lequel le monde extérieur est une réalité intérieure » nous confie-t-il.
Pour qualifier le nouveau prolétariat de notre société de la marchandisation, le Président Macron n’a pas cité ceux qui n’ont rien, mais ceux qui ne sont rien.
Pessoa par la voix de son hétéronyme Alvaro de Campos avait écrit dans « Bureau de Tabac » :
Je ne suis rien.
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.
Oui, ceux qui ne sont rien portent en eux tous les rêves du monde.
Vous pouvez écouter « Poèmes jamais assemblés » dans cette nouvelle traduction à « Confinement n° 19 »
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Extraits :
C’est la nuit. La nuit est très noire. Dans une maison très loin
Brille la lumière d’une fenêtre.
Je la vois et je me sens humain de la tête aux pieds.
C’est étrange que toute la vie de la personne qui vit là-bas et que je
ne connais pas
M’attire uniquement pour cette lumière vue de loin.
Sans aucun doute sa vie est réelle : elle a un visage, des gestes,
une famille et un métier.
Mais pour l’instant seule m’importe la lumière de sa fenêtre.
Bien qu’il y ait cette lumière là-bas parce qu’elle l’a allumée,
La lumière est la réalité qui me fait face.
Je ne passe jamais au-delà de la réalité immédiate.
Au-delà de la réalité immédiate, il n’y a rien.
Si moi, de là où je suis, je ne vois que cette lumière,
Par rapport à la distance où je me trouve il n’y a que cette lumière.
L’homme et sa famille sont réels au-delà de la fenêtre,
Et je suis en-deçà, à une très grande distance.
La lumière s’est éteinte.
Que m’importe que l’homme continue d’exister ?
Ce n’est que lui qui continue d’exister.
8 novembre 1915
*****
La stupéfiante réalité des choses
Est ma découverte de tous les jours.
Chaque chose est ce qu’elle est,
Et il est difficile d’expliquer à quelqu’un combien cela me met en joie,
Et combien cela me suffit.
Il suffit d’exister pour être complet.
J’ai écrit suffisamment de poèmes.
J’en écrirai beaucoup plus, bien entendu.
Chacun de mes poèmes dit cela,
Et tous mes poèmes sont différents.
Chaque chose qui existe est une façon de le dire.
Parfois je me prends à regarder une pierre.
Je ne pense pas qu’elle puisse ressentir quelque chose.
Mais je ne me hasarde pas de l’appeler ma sœur.
Je l’aime parce qu’elle est une pierre,
Je l’aime parce qu’elle ne ressent rien,
Je l’aime parce qu’elle n’a aucune parenté avec moi.
D’autres fois, j’écoute le vent passer,
Ça vaut la peine d’être né juste pour écouter passer le vent.
Je ne sais pas ce que les autres penseront en lisant cela ;
Mais je trouve ça bien parce que ça me vient sans effort,
Sans avoir l’idée que d’autres personnes m’entendent penser.
Parce que je le pense sans pensées,
Parce que je le dis comme le disent mes mots.
On m’a traité une fois de poète matérialiste,
Et ça m’a étonné parce que je ne pensais pas
Qu’on puisse me traiter de quoi que ce soit.
Je ne suis même pas poète : je vois.
Si ce que j’écris a de la valeur ce n’est pas moi qui en ai :
La valeur est là, dans mes vers.
Tout cela est absolument indépendant de ma volonté.
7 novembre 1915
*****
Les vieux contes de « Cendrillon »,
« Jean le Raton », « Barbe-Bleue » et celui des « 40 voleurs »,
Et ensuite le Catéchisme et l’histoire du Christ
Et ensuite tous les poètes et tous les philosophes ;
Et la bûche se consumait dans l’âtre quand on racontait ces histoires,
Il y avait là au-dehors du soleil les jours bénis
Et les arbres faisaient de l’ombre au-dessus de la lecture des poètes...
Ce n’est qu’aujourd’hui que je vois ce qui s’est vraiment passé.
Que la bûche brûlée, précisément parce qu’elle a brûlé,
Que le soleil des jours bénis parce qu’il n’y en a déjà plus,
Que les arbres et les terres (au-delà des pages des poètes) [...]* __
Que de tout cela il n’est resté que ce qui n’a jamais été :
La récompense de ne pas exister est d’être toujours présent.
12 avril 1919
* La fin du vers manque.
*******
Hier le prêcheur de ses propres vérités
Est venu me parler à nouveau.
Il a parlé de la souffrance des classes laborieuses.
(Non pas de celle des gens qui souffrent, en fin de compte les seuls
à souffrir).
Il m’a parlé de l’injustice qui fait que les uns ont de l’argent
Et que d’autres ont faim et je ne sais pas si c’est l’envie de manger
Ou si ce n’est que l’envie de prendre le dessert de l’autre ?
Il a parlé de tout ce qui pouvait le mettre en colère.
Heureux qui peut penser au malheur des autres !
Qu’il est stupide s’il ne sait pas que le malheur des autres
leur est propre,
On ne soigne pas de l’extérieur,
Parce que souffrir ce n’est pas manquer d’encre
Ou pour une caisse ne pas avoir de cerclage.
L’injustice, c’est connaître la mort.
Je ne ferai jamais un pas pour changer
Ce que l’on appelle l’injustice du monde.
Et même mille pas pour ça
Ce ne serait que mille pas.
J’accepte l’injustice comme j’accepte qu’une pierre ne soit pas ronde,
Et qu’un chêne-liège ne soit pas un pin ou un simple chêne.
J’ai coupé l’orange en deux, et les deux parties ne pouvaient
être égales.
Envers laquelle ai-je été injuste -- moi qui vais les manger toutes
les deux ?
1923
******
Charles Bukowski, notre académisme.
Voilà quelques années que je ne lisais plus Charles Bukowski, ne dérangeant plus l’étagère où veillent tous ses ouvrages traduits en français.
Le génie littéraire de ce Californien de légende, rendu massivement célèbre dans l’opinion française pour ses frasques lors de la mythique émission télévisée « Apostrophe », m’avait largement impressionné.
Dès la fin des années soixante j’aimais particulièrement la poésie américaine, poésie épique qui me reposait d’une poésie française imitée de forts génies tel André Du Bouchet, mais qui pour beaucoup consistait à disperser des mots sur une feuille comme autant de chiures de mouches.
Walt Whitman, les poètes de la Beat Generation, George Oppen, William Carlos Williams, Marianne Moore, nous faisaient entrer dans un univers construit où circulaient les vents de la vie et de l’imagination.
Face à la guerre du Vietnam l’aspiration hédoniste, provocatrice, exposée dans une langue nourrie d’un discours où s’abreuvait toute une génération faisait fureur.
Charles Bukowski qui avait enregistré un vinyle avec Allen Ginsberg, arriva pour prolonger cette ligne de création libérée qui voyageait déjà sur les routes américaines mais aussi dans le monde.
Rien d’étonnant qu’il connût avec ses mots triviaux, sa lubricité, son élan pour les femmes et l’alcool, son art du scandale, mais avec un vrai style, un vrai amour de la langue, de la musique classique et de la littérature, une renommée mondiale.
« Comment un type qui ne s’intéresse à presque rien peut-il écrire sur quoi que ce soit ? Eh bien, j’y arrive. J’écris sur tout le reste, tout le temps : un chien errant dans la rue, une femme qui assassine son mari, les pensées et les sentiments d’un violeur à l’instant où il mord dans son hamburger ; la vie à l’usine, la vie dans les rues et dans les chambres des pauvres, des invalides et des fous, toutes ces conneries, j’écris beaucoup de conneries dans le genre ... » écrivait Charles Bukowski en mettant en exergue ces quelques mots :
« Humanité, tu m’as toujours débecté, telle était ma devise ».
Pour le centenaire de sa naissance deux éditeurs (seulement...) font ressurgir le mythe :
Les éditions Au diable Vauvert qui font paraître une anthologie de poèmes qui avaient été disséminés dans diverses revues :
« Tempête pour les morts et les vivants », 20 €.
Les éditions du Rocher qui publient de Cédric Meletta : « Les Bukoliques - Variations sur Bukowski » 18,90 €.
Mieux qu’une biographie, ce portrait argumenté est un véritable essai sur toute l’œuvre du poète écrivain. Un livre unique, éblouissant qui nous rend familier cet ogre américain, si humain, si humain...
Pour illustrer mes brefs propos sur Charles Bukowski, j’ai choisi deux poèmes extraits de « Tempête pour les morts et les vivants ».
Le premier est un hommage à sa façon à Erza Pound et démontre l’attachement sincère de Bukowski à la littérature et à la poésie américaine.
Dans ce poème il avoue à la fois son admiration pour Pound et sa difficulté à le lire.
Certainement l’œuvre de Pound peut à bien des égards être illisible. Les Cantos (nom occitan !) de Pound recèlent les poèmes parmi les plus importants et les plus beaux du XXème siècle. C’est une poésie épique qui dénonce entre autres, le système de l’économie libérale, ce que Pound nomme usure, ce système bancaire et financier que le poète rend responsable de la première guerre mondiale.
Mais tout domaine est absorbé dans l’œuvre poétique gigantesque de Pound, jusqu’à l’admiration qu’il voua à Mussolini.
En France, il fallut attendre le travail de l’infatigable poète Yves di Manno pour accéder en français à ces Cantos publiés chez Flammarion.
Le second poème raille les « ventres mous des lettres », ces apparatchiks souvent universitaires que l’Amérique fabrique aussi autour de la poésie.
Le Secrétaire perpétuel de l’Académie des Jeux floraux, la plus ancienne académie d’Europe, l’éminent historien Philippe Dazet-Brun nous disait à Toulouse à propos de « L’origine du monde » de Courbet, qu’il était de la vocation de l’art de provoquer l’œil. De cette provocation naissent les académismes futurs.
Il faut lire Bukowski comme notre académisme.
*****
bon, maintenant
qu’Ezra est mort...
bon, maintenant qu’Ezra est mort
on va avoir tout un tas de poèmes
sur Erza ce qu’il représentait qui est-ce
qu’il était et comment ça s’est passé
et comment ça se passera
maintenant qu’Erza est plus là.
bon, j’ai été maqué avec cette femme alcoolique
pendant 7 ans
et j’arrêtais pas de ramener les Cantos à la maison
et
chaque fois que je passais la porte, elle disait,
« Bon dieu, t’as encore pris du POUND ? Tu sais
que t’arrives pas à le lire. Est-ce que t’as ramené
du vin ? »
elle avait raison. J’arrivais pas à lire les Cantos.
mais généralement je ramenais du vin
et on sifflait le
vin.
je sais pas combien d’années j’ai trimballé ces
Cantos de la bibliothèque municipale du
centre ville
jusque chez moi
mais ils étaient toujours disponibles sur les
étagères
de la section Littérature et Philologie.
bon, il est mort, et finalement j’ai délaissé le vin
pour
la bière ; je suppose qu’il était un grand écrivain
c’est juste que j’ai des habitudes de lecture très
figées,
je déteste tout ce qui tend vers l’immaculé,
mais j’éprouve toujours un peu d’affection pour
lui et Ernie
pour Gertie et James J., toute cette équipe
émergeant de la première guerre mondiale
dans l’idée de rendre les années 20 et 30
excitantes
chacun à leur façon ; et puis il y a eu la seconde
guerre mondiale,
Erza s’est rangé du côté d’un perdant, a passé 13
ans chez les
fous, et maintenant il est mort à l’âge de 87 ans et sa
maîtresse reste
seule.
bon, ça n’est rien qu’un poème de plus à la gloire
d’Ezra Pound
à la différence près
que je n’ai jamais réussi à lire ou comprendre les
Cantos
mais je serais prêt à parier que je les ai trimballés
plus que
quiconque, y compris tous les jeunes garçons
essayant de mettre la main dessus ce soir
à la bibliothèque.
******
ventres mous des lettres
tous ceux-là,
ventres mous des lettres
enseignant l’anglais à l’université
qui écrivent
de la poésie
sans jambes
sans tête
sans nombril
qui savent où postuler pour obtenir des
bourses
encore des bourses et
toujours plus de bourses
auxquels on doit toujours plus
de poésie
sans mains
sans cheveux
sans yeux
tous ceux-là,
ventres mous des lettres
ont trouvé une bonne planque
parvenant même à ce que des femmes
s’attachent à leurs âmes
d’andouilles
ceux-là,
font des voyages tous frais payés
dans les îles
en Europe
à Paris
le monde entier
dans le but
soit-disant
de rassembler
du matériau
(Mexico, ils s’y rendent juste à titre privé)
pendant que les prisons débordent
d’innocents égarés
pendant que les gros bras descendent
à la mine
pendant que les fils de pauvres
se font virer de boulots
ceux-là
ne se saliront ni les mains ni
leurs âmes
ceux-là,
ventres mous des lettres
intègrent des universités
se lisent leurs poèmes
entre eux
infligent leurs poèmes à
leurs étudiants
ceux-là,
prétendent que la sagesse et
l’immortalité
contrôlent les rotatives
gras du bide
tandis qu’en prison se forment les rangs pour des
moitiés de repas
pendant que 34 armoires à glace sont coincés dans une
mine
ceux-là
embarquent sur un bateau pour une île de la mer
du sud
afin d’assembler une anthologie
de petits poèmes
entre amis
et/ou
se pointent à des manifestations contre la guerre
sans même savoir
de quelle guerre
il s’agit
ventres mous des lettres
ils dressent une cartographie de notre
culture -
une division de zéro,
une multiplication de
grâce
dépourvue de sens
« Robert Hunkerford enseigne l’anglais à
S.U. Marié. 2 enfants, un chien.
il s’agit de son premier recueil de
vers. Il travaille actuellement à la
traduction des poèmes de
Vallejo. M. Hunkerford a été récompensé
l’année dernière par un prix Sol Stein. »
ceux-là,
ventres mous des lettres
enseignant l’anglais à l’université
qui écrivent
de la poésie
sans cou
sans mains
sans couilles
voilà la manière, la méthode
et la raison pour laquelle les gens
ne comprennent pas
les rues
les vers
la guerre
ou
leurs mains sur la
table
notre culture se cache dans les rêves à dentelles de
nos classes d’anglais
dans les robes à dentelles de nos classes
d’anglais
ce qu’il nous faut c’est
des cours de langue américaine
et des poèmes américains sortis tout droit
des mines
des docks
des usines
des prisons
des hôpitaux
des bars
des bateaux
et des aciéries,
des poètes américains,
déserteurs des armées
échappés des asiles de fous
déserteurs de femmes et de vies étouffantes ;
des poètes américains :
marchands de glace, commerciaux en cravate,
distributeurs de journaux, manutentionnaires,
chauffeurs-livreurs, maquereaux, liftiers,
plombiers, dentistes, clowns, promeneurs de
chevaux, jockeys, meurtriers (on a entendu
parler des victimes), barbiers, mécaniciens,
garçons de café, grooms, passeurs de drogues,
boxeurs, barmen, des autres des autres
des autres
tant que ceux-là n’arriveront pas
notre pays restera
mort et honteux
la tête guillotinée
et s’adressant aux étudiants
dans un anglais d’un autre temps
c’est votre culture
mais pas
la mienne.
**********
30/09/2020
Deux poètes de la Lumière : Germain Droogenbroodt et Jacques Ancet éclairés par l’œuvre de José Angel Valente
Poète de la spiritualité, Michel Eckhard-Elial est un poète de la Lumière. Traducteur d’hébreu, il connaît la Cabale et je partage avec lui une vénération pour le poète espagnol, le Galicien José Angel Valente qui se plut tant à Almeria.
Car la lumière spirituelle peut être une lumière noire, ce soleil noir cher à Victor Hugo, remontant des abysses souterraines de notre être intérieur.
Nous avons bien appris, Michel et moi, des « Trois leçons de ténèbres » de Valente, magistralement traduites et présentées par le poète Jacques Ancet.
Ce fut donc un intense moment de lecture lorsque Michel Cosem fit paraître à la fin de l’année 2018, du poète flamand Germain DROOGENBROODT qui vit à Altea en Espagne :
« Amanece el cantor » « Aube du chanteur », Hommage à José Angel Valente, édition bilingue espagnol-français, traduit par Jacques Ancet, Encres Vives n° 483, 6,10 € le recueil, 34 € l’abonnement à la revue ; chèque à adresser à Michel Cosem, 2, Allée des Allobroges, 31770 Colomiers).
La poétesse Chantal Danjou qui connaît bien aussi l’œuvre de José Angel Valente, résume brillamment ce qui relie les poèmes du Flamand Espagnol Germain Droogenbroodt, ce polyglotte traducteur et éditeur des éditions POINT (POésie INTernationale) en Belgique, au mystique féru de Lautréamont et de Cernuda, José Angel Valente :
« Lisant récemment Fragments d’un livre futur de José Angel Valente, je suis frappée de voir combien ce titre fait écho au travail de Germain Droogenbroodt, éclats de rêve, de monde, ses propres fragments de vie saisis au vol, au bord de la finitude : « Le vent soulève / de temps en temps la cendre./ Maigre, une flamme / brûle un instant et meurt ». L’idée de livre futur , quant à elle, semble engager le dialogue entre les poètes par-delà le temps comme si le mot poétique nous parlait de toute éternité.
Ce qui est frappant chez le poète G. Droogenbroodt, c’est la façon dont il entraîne son lecteur à une complicité taoïste de l’homme avec la nature qu’il partage avec Valente, à une philosophie du regard, celui porté sur le texte du poète espagnol tout comme celui qu’il destine à l’aube et à ce tremblement des choses qui adviennent . Matin musical - « Le jour se lève. Le silence brisé / de la nuit. », « l’oiseau / perdu dans la trame/ d’une apparente transparence » - qui peut faire songer au Chant des oiseaux de Pablo Casals. Chantée par Victoria de los Angeles, la tonalité poignante s’accorde avec les vers liminaires du poète de l’aube : « Il y a un temps où l’âme descend / au plus profond / de l’être » et, descendant la suite poétique comme les marches d’un jardin, se perçoit la rythmique propre du texte, à la fois sa brièveté et une mélancolie parfaitement maîtrisée, une attention au ténu et la perspective peut-être maritime, qui ouvre sur un univers plus vaste. L’aube est symbolique, moment de grâce et d’acuité. Tout comme ce Jardin-majuscule ,qui emprunte à bien des enclos, unit le geste du jardinier à celui du poète, chaque élément de son bestiaire et de sa flore (re)construisent le monde, sa genèse, sa fragilité, autant qu’il nous apprend à voir et à revoir.
Le chanteur est aussi un polyglotte, le rapport de G.Droogenbroodt aux langues étrangères - l’hommage au grand poète ne pouvait s’écrire qu’en espagnol pour ce Flamand vivant au sud de l’Espagne - se faisant comme autant de paysages : « Comment retracer les lignes / recomposer le chant / chanter ? Sous la terre / palpite encore la parole. », auquel , comme en écho répondent ces vers de Valente : « Ecoute et temps demeurent / pour écouter l’ineffable. [...] Et moi / je me souviendrai de toi et d’un autre chant. »
Chantal Danjou
Valente visait à « rendre à la langue sa vérité » selon les mots de son traducteur Jacques Ancet ; Germain Droogenbroodt sait : « Comme ils brûlent encore sur la langue / les mots / si vainement luttant / pour échapper / au rigide cachot / du langage ».
De la même manière que Valente (1929 - 2000) a prolongé son voyage de création poétique des contrées du témoignage engagé aux confins de la spiritualité de « l’inconnaissance - ouverture à ce qui n’a images ni mots », selon les mots toujours de Jacques Ancet, cet « inconnu qui nous fonde », Droogenbroodt en appelle aussi à la spiritualité incarnée par la lumière : « Matière immortelle, lumière / sauvée du naufrage. / Esprit, foi, / ne m’abandonnez pas. Venez au jour, réveillez-moi ».
Alors, en introduction à la lecture de ce beau recueil : « Aube du Chanteur », j’ai cité ces deux phrases de Novalis, que je ressens comme une évidence : « La lumière, cette part divine de l’homme, est triste sans la chair, et la chair est triste sans le spirituel. Il faut les deux, embrasser tout, sinon une part de nous reste
inaccomplie ». Et il est vrai que les deux poètes Valente comme Droogenbroodt, réussissent cette alliance qui fait d’eux des poètes accomplis.
Extraits d’ « Aube du chanteur » :
VIPERE
Comme si une vipère
ou quelque autre reptile
avait pris racine dans le corps
et là, il fouaille sans trêve
il mord il détruit
ne tue pas encore
mais avec détermination
ronge le corps déjà vaincu
vidé, comme se vide
une maison condamnée, frappé
d’alignement par lui-même.
****
FRACTION
Il sait son futur
confisqué et sans bail aucun.
La ligne de la fraction
soutient à peine
ou non
elle ne fait qu’indiquer
quelles parts
de l’unité fractionnée
ont été retenues.
****
Mortes les racines,
l’arbre effeuillé,
la question, en vain,
la recherche d’un visage,
d’un digne différent
de celui qui marque l’arrêt
dans le vide de la nuit.
****
Comme si le silence
n’était que destruction
qui avance comme un vers
dans le bois déjà vermoulu.
Abandonnée de Dieu l’heure
seule perceptible l’arrivée
à pas traînant
de l’étranger.
****
Mais, y a t-il par-delà la nuit
la nuit encore
ou la lumière, la clarté
le jour qui se lève ?
****
Alors se posa la parole
comme se pose la colombe
épuisée de tant voler
mais comblée de plénitude.
****
Décès
Le souffle arraché
sans à peine d’autre destin
que celui de se briser
dans l’abîme insondable
du ne plus être.
****
Pour compléter ce puissant mais bref recueil de Droogenbroodt, je donne la lecture dans cette émission « Confinement n° 15 » , d’extraits de
« Trois leçons de ténèbres » (Poésie / Gallimard éd.) :
ד (Dalet)
J’ai tressé l’obscure guirlande des lettres : j’ai fait une porte : pour pouvoir fermer et ouvrir, comme pupille ou paupière, les mondes.
Extrait de « Mandorle » :
ILLUMINATION
Comment pourrais-je quand le soir descend,
fine peau de léopard sur
la lenteur de ton corps
ne pas voir ta transparence.
Illumine sur l’air
mortel qui nous entoure
ton ombre lumineuse.
Au plus secret
tu te donnes sans cesser de te donner,
ta clarté m’emplit comme une réponse
issue de toi du centre de moi-même.
Qui es-tu, qui suis-je,
où s’achèvent, dis-moi, les frontières
et en quel point extrême
de ta respiration, de ta matière
cessé-je de me respirer dans ton haleine.
Que tes mains me façonnent pour toujours,
que les miennes pour toujours te façonnent
et puisse le léger
souffle d’un dieu faire s’envoler
l’oiseau de glaise pour toujours.
****
Le traducteur des deux œuvres citées ci-dessus est le poète français Jacques Ancet.
Les éditions Erès collection Po&Psy ont fait paraître en 2017 un livre de poèmes brefs que nous avons signalé à maintes reprises, poèmes en forme de tweets de Jacques Ancet illustré de dessins de Danielle Desnoues :
« Quelque chose comme un cri » tweets , 20 €.
Ces fulgurances géniales de Jacques Ancet me réconcilieraient presque avec l’usage sans modération de ces assertions jetées comme on crache à la face du monde que sont les tweets, armes redoutables prisées par le Président Trump.
Ce qu’en fait Jacques Ancet transcende de très haut le genre.
A lire toujours sans modération !
Extrait :
Qu’est-ce qui emporte dans ce qui vient ?
La lumière vous accompagne parfois,
comme une main. Le silence est un
bruissement inaudible.
****
La lumière luit sur un feuillage obscur.
Les ombres se pressent. Ce qu’on entend
venir ne ressemble à rien.
****
Chaque phrase, ajoute-t-il, est une
planche posée sur le vide. C’est
pourquoi, écrire, c’est écrire sur l’air -
écrire l’air.
****
Longtemps, il ne se passe rien. C’est
du moins ce que tu crois. Soudain, la vie
te rattrape - et quoi ?
****
14/09/2020
Nous ne sommes humains qu’en surface
J’ai toujours considéré Michel del Castillo comme l’un des grands écrivains qui ont éclairé la deuxième moitié du siècle précédent et qui continue d’illuminer le nôtre.
La tragédie des dictatures qui a endeuillé le XXème siècle ne peut se perpétuer dans ce XXIème siècle voué à une accélération vertigineuse de la technologie. A en croire les soubresauts qui ont chassé les dictateurs dans l’éphémère printemps arabe, l’autoritarisme serait ébranlé et sans avenir.
Il n’empêche que les dictatures que nous avions fréquentées sans avoir toutes complètement disparues, survivent parfois à l’abri des regards, mais surtout se sont emparées de cette révolution numérique comme d’une arme d’asservissement des masses.
La Chine, à l’origine, malgré elle espère-t-on, du bouleversement planétaire que nous subissons, a été le seul Etat totalitaire à avoir réussi à se transformer sans s’autodétruire.
Un reportage de Sylvain Louvet (fils du chanteur à textes Jacques Louvet récompensé par l’Académie des jeux floraux) et Ludovic Gaillard, sur Arte le 21 Avril à 20 h 50 a révélé que la Chine s’épanouissait dans l’ère de Big Brother.
La reconnaissance faciale de masse, la surveillance systématique des individus devient une routine grâce à la technologie numérique qui offre aux dictateurs de notre siècle les moyens dont leurs abominables prédécesseurs n’auraient pas rêvé.
Mais ce siècle de l’effervescence numérique a fabriqué un nouveau type de dictateur que l’on ne peut tuer d’une balle définitive comme Kadhafi dans la foule de ses lyncheurs.
Ce dictateur est une hydre vorace, celle de l’empire richissime des réseaux sociaux qui esquive l’impôt et impose les valeurs qu’elle prône. Aucun contre-pouvoir n’a pu émerger.
Alors, il faut relire ceux qui ont traversé les dictatures anciennes comme Armand Gatti ou Michel del Castillo qui, dans ses romans glisse des assertions sans concession : « Nous ne sommes humains qu’en surface. Il suffit d’une secousse pour que la bête en nous se réveille ». Ou, variante : « Il ne fallait pas mettre les hommes dans des situations extrêmes, si l’on ne voulait pas que leur mince couche d’humanité se craquelle ». (« Mamita » Fayard 2010, pp 178, 179)
Souhaitons-nous donc de ne jamais connaître dans cette pandémie qui nous paralyse, ou d’autres à venir, de situations extrêmes.
« La lecture, si elle s’accompagne d’une véritable méditation, est un acte initiatique » écrit Boualem Sansal en préambule de son roman « Le train d’Erlingen » (Gallimard 2018, p 14).
Alors, réjouissons-nous des bonnes lectures de poèmes dont nous régalent nos revuistes et nos éditeurs.
La tradition est toujours vive de compter en France d’excellentes et nombreuses revues de poésie. La Belgique n’est pas en reste et ce pays prolixe en poètes, contribue au rayonnement de la poésie de langue française.
C’est ainsi que la revue trimestrielle « Traversées » fondée en 1993 fait paraître son n° 95 ; le numéro 10 €, abonnement 30 €, chèque à adresser à Patrice Breno, 43, Faubourg d’Arival, 6760 Virton, Belgique.
Une abondance de textes sur 160 pages, de belles photographies, de quoi nourrir de multiples méditations et l’éditorial de Patrice Breno en conclusion, qui ravive la flamme qui nous éclaire et nous réchauffe, celle de la lecture et de l’écriture : « Lire, écrire... ne sont sûrement les seules bouées de secours pour aider à respirer, mais sont bien évidemment des clés qui peuvent nous libérer des entraves, des conditionnements, des confinements, de l’insécurité, de la violence, des maux anciens et nouveaux ».
« Traversées » est aussi un éditeur de poésie.
Du catalogue que je vous invite à consulter, j’ai extrait deux titres :
1 ) « Où va ce train qui meurt au loin ? » d’Alain Tronchot, 15 €, qui justement illustre la mise en garde de Michel del Castillo sur la fragilité de l’humanité face à des circonstances extrêmes.
Jean-Pierre Siméon qui signe la préface de ce livre nous avertit sur son contenu : « De quoi s’agit-il ? D’une plongée dans ce gouffre où l’humanité s’est précipitée au milieu du siècle dernier, catastrophe dont l’âme collective porte définitivement, qu’on le veuille ou non, la honte et la douleur. Or l’abjection extrême qui a consisté à traiter des millions d’hommes, femmes, vieillards et enfants comme on n’oserait même pas traiter du bétail, qui menace d’évidence de renaître aujourd’hui parce qu’on n’en a pas mesuré la leçon, à savoir que l’humain porte en lui son inhumanité comme il porte sa peau et ses cheveux, Alain Tronchot ne nous en fournit pas l’analyse savante ni ne l’évoque pour mémoire : il fait plus [...] il en restitue la présence terrifiante à notre conscience sensible ».
Extraits de Où va ce train qui meurt au loin ? :
Les petits au pensionnat ils sont venus les chercher à cinq heures ils ont frappé à ma porte je ne dormais pas j’avais entendu marcher dans la cour
je suis entrée dans le dortoir ils m’ont suivie j’ai commencé à les réveiller un à un les soldats
ont frappé les petits lits de leurs bottes ils ont sorti les enfants
J’ai voulu les couvrir d’un manteau un pull ils ne m’ont pas laissée les ont poussés
jusqu’à la
cour cernés par le vent glacé ils ont pleuré certains résistaient d’autres se cachaient
tous ont fini dans le camion
Le chef a sorti une liste
j’ai vu des points d’interrogation
Ils n’étaient pas sûrs
Tous ont fini dans le camion
***
2 ) « la cicatrice nue » d’Ivan de Monbrison poèmes 2014 - 2017), 15 €.
Des poèmes aux évocations puissantes, où la forme narrative qui nous emporte dans un temps long, se nourrit d’images inattendues, de rapprochements si surprenants qu’ils maintiennent une fascination curieuse et où la familiarité qu’ils dégagent nous intrigue autant qu’elle nous séduit.
Les lire à la radio est un plaisir auquel je n’ai pu que céder.
Quelqu’un parle à voix basse
le temps descend
il y a une ombre qui frôle la surface de l’oubli
chaque geste traverse la matière et ressort de l’autre côté
mais la paroi est presque intacte
des débris de corps nus dérivent entre deux eaux
comme des moignons issus d’anciens charniers
ton masque est fait de peau
il est fragile et transparent
il y a un livre dont les pages tombent plus lourdes que la nuit
et brisent tous les reflets
le cadavre exhumé n’est à personne
mais le cœur qui bat dans l’ombre
résonne de plus en plus lourd
chaque battement fait trembler le silence
chaque pas posé à la surface du jour naissant en révèle l’inconsistance
on attrape un nuage au lasso
on le ramène jusqu’au sol pour le fixer à un poteau
plus loin dans la campagne la nuit s’aventure sans danger
et se met à aboyer à tous les passants
mais le cœur n’y est pas
on a peur de soi-même et surtout de son propre reflet
on ne se reconnaît plus dans les yeux des fous
que l’on croise dans la foule hagards
emmurés dans leur anonymat
la mort se dissimule sous la surface épaisse du hasard
puis se relève, prend forme humaine, escalade le mur, passe par la fenêtre
s’accroche au plafond, parvient jusqu’à ton lit
elle est comme un voleur qui entre en toi
subrepticement et sans un bruit
plongeant la main dans ton crâne
elle te dérobe de cette façon tes souvenirs les plus précieux
un à un elle les retire comme des pépites d’or
pourtant
à la surface rigide du métal
chaque mouvement est sans un pli
le contact avec soi-même est silencieux
mais il fait remonter ces mêmes souvenirs au bord de ta conscience
comme des perles extraites du fond de l’océan
à l’instant même où
anéanti
tu ressuscites une fois de plus
tu portes ancrée en toi cette conviction que le temps est sphérique et non pas linéaire
que c’est une boule qui n’arrête pas de tourner sur elle-même
avant de s’évanouir
un pas de plus et tout s’effondre
tout autour de toi ta maison est en ruines
les murs et les toits se sont écroulés les meubles sont cassés
seul un portrait tient encore par miracle suspendu dans le vide
par un clou invisible
il est l’unique cloison qui coupe l’espace en deux
il est le souvenir qui perdure
pourtant peu à peu il s’efface et ce faisant
le tableau tombe
le long du mur de l’horizon dressé à la verticale
cette dégringolade est sans fin
elle te ramène jusqu’à ton lit
tu t’éveilles et tu vois à tes côtés une femme qui dort les yeux grands ouverts
tu vois
les désastres que gangrène la folie
tu vois l’absolution des morts par les vivants
tu comprends le sacrilège qu’il y a à vouloir faire revenir les morts parmi les vivants
tu comprends que ton avenir a toujours été derrière toi
qu’on t’a trompé depuis le début
que ta naissance fut apocryphe
mais ton désir spontané
*****
Je me souviens dans les années de lycée avoir dévoré les nouvelles de Maupassant, le gros volume de La Pléiade, puis celles d’Hemingway.
Avec Michel Baglin, talentueux auteur aussi de nouvelles, nous déplorions de ne plus connaître ces forts moments de lecture dense, le genre n’étant plus florissant dans la production française.
Jean-Michel Bongiraud renouvelle ce mode de création littéraire en publiant « La chaudronnerie et autres histoires » aux éditions Prémédit, 143 pages, 16 €, un recueil de cinq nouvelles.
Jean-Michel Bongiraud est né en 1955, et vit dans le Jura. Il a publié la revue Parterre verbal de 1992 à 2001, puis de juin 2008 à décembre 2012, le bimestriel Pages Insulaires. En 2013, il a fait paraître le journal Fermentations, publication ouverte à l’actualité et à la réflexion.
Il a publié une quinzaine d’ouvrages chez différents éditeurs, des poèmes ou des articles dans différentes revues ou magazines.
Dernièrement il a publié chez l’éditeur-revuiste A l’index, un recueil « Voyages anarchistes » dans la collection les Plaquettes.
Voici ce que l’on peut lire sur la 4ème de couverture de sa dernière publication :
« Cinq nouvelles réalistes, abordant des problèmes sociaux, moraux ou philosophiques de la société actuelle. Les héros représentent autant de catégories sociales que de personnalités aux âges et aux tempéraments différents. De l’accident d’un joueur de haut niveau à la vie d’un ancien chaudronnier, en passant par une jeune femme idéaliste et pleine d’enthousiasme, ou d’une jeune fille croyante amoureuse d’un homme athée, ou encore celle d’un lycéen, ces textes à l’aspect parfois tragique sont rehaussés par une logique que la réalité ne pourrait contester ».
Une vraie originalité distingue ces nouvelles, par la forme d’abord ; elles comportent chacune de courts chapitres et un prologue à la manière d’un roman ; par le style surtout, narratif, à la langue claire quasi classique qui rend la lecture fluide, facile.
La préoccupation sociale est là aussi au centre de ces cinq nouvelles qui sont les fables réalistes de notre société. Le plaisir et le profit de la lecture de ce livre sont assurés.
Ce genre sied bien à Jean-Michel Bongiraud qui ne cesse de scruter la réalité d’une époque de dangereuses métamorphoses.
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Les éditions Caractères publient un livre événement qui fera l’objet d’une émission à part entière : « Les Olivades » de Frédéric Mistral, 115 pages, 18 €.
Les olivades désignent la dernière récolte d’olives de l’année.
Le poète Prix Nobel de littérature en 1904, écrivit ces poèmes sentant sa fin proche et le recueil s’achève par le poème « Tombeau ».
Mistral, sa statue veille enfin les allées qui portent son nom glorieux à Toulouse ; son buste, je vais le saluer dans le parc des Félibriges à Sceaux près de Paris à chacune de mes visites, ainsi que son autre statue dans la belle ville de Nîmes.
Nous reparlerons de ce livre en édition bilingue provençal-français qui fait honneur aux éditions Caractères toujours à l’avant-poste du génie de la poésie et ceci, à l’échelle du monde.
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Pour les cent ans de la naissance de Charles Bukowski (né en août 1920) les éditions du Rocher font paraître de Cédric Meletta :
« Les Bukoliques », 240 p, 18,90 €, une « flânerie littéraire » d’une folle originalité qui aurait bien plu à Bukowski et qui se lit avec la même gourmandise qu’un roman de cet écrivain californien « vieux dégueulasse fornicateur, poète à la marge, conteur avec un style cru et un art de la rafale certain, amoureux des femmes, des courses de chevaux et de musique classique, fêlé génial ayant pour credo : boire, baiser, boxer, sans ménagement ».
Une émission entière a été consacrée plus tard à ce livre et à Charles Bukowski accessible sur le site lespoetes.site à « Confinement n° 16 ».
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La vie tumultueuse de Bukowski illustre-t-elle cette assertion de William Blake : « Si le fou persévérait dans sa folie, il rencontrerait la sagesse » mise en exergue du dernier livre de poèmes de Christophe Schaeffer : « Quantique de l’ombilic », éd. L’Improbable, 67 p, 14 €.
L’auteur, docteur en philosophie, met en lumière à la fois les mots (une vingtaine de livres publiés) et les scènes de spectacle car, poète, il est aussi créateur de lumière pour le spectacle vivant.
J’ai lu d’un trait « Quantique de l’ombilic », puis relu plusieurs fois pour conjurer l’apathie de notre triste épisode sanitaire. Ah ! Ces poèmes qui revitalisent les mots, nous surprennent, nous déconcertent et ... nous font rire.
Un remède à la gentrification des esprits qui nous asphyxie insidieusement depuis trop longtemps.
Les poèmes de Christophe Schaeffer tournent le dos à l’identité consumériste que nous impose le marché, le marché de la poésie ayant conservé ses réfractaires et étant pour une bonne part, insaisissable, comme tout espace de liberté.
« Quantique de l’ombilic » est à lire tout de suite comme antidote au poison anxiogène de ce mal venu de Chine qui répand la terreur.
L’homme se tenait debout sur un escabeau
au milieu de la rue
Il brandissait une truelle et regardait fixement
en l’air
Un passant interloqué s’arrêta et lui demanda
ce qu’il faisait là
Il répondît avec assurance qu’il voulait cimenter
le ciel
Le passant encore plus interloqué le pria donc
de s’expliquer
L’homme fit de grands gestes incontrôlés avec
sa truelle
avant de se lancer dans un discours sur l’autel
de son échelle
Il expliqua que Dieu étant mort il fallait condamner
l’accès
qu’il n’était plus nécessaire de laisser
une ouverture là-haut
qu’il fallait donc cimenter le ciel d’où l’intérêt
de ses travaux
Le passant passa son chemin en haussant
les épaules
*******
Le grain de sable se leva et protesta
énergiquement en disant aux autres
grains de sable qu’il ne voyait pas
pourquoi il ne serait pas un grain de
sable plus important que les autres
grains de sable ce que les autres
grains de sable lui concédèrent en
tant que grain de sable qui voulait
également être plus important que
tous les autres grains de sable
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L’homme dévora le portefeuille
sans en laisser une miette
Son crédit sur la vie l’affamait
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20/08/2020
Être de là
Je ne sais plus pourquoi, certainement parce que je citais Michel del Castillo, avec de bons amis, dont un qui réside dans la fournaise californienne la moitié de l’année, nous en vînmes à évoquer les affres de l’exil.
L’un ne manqua pas de rappeler l’origine « étrangère » de sa famille et ses tribulations personnelles qui lui firent quitter avec bonheur la région de son enfance pour une France Occitane qui l’a adopté.
Nous venons tous d’ailleurs comme l’a chanté le chanteur populaire J.J. Goldman.
Qui peut prétendre n’avoir jamais ressenti un terrible manque d’un lieu et la tristesse d’être ailleurs ?
Il existe des enracinements irréductibles. La mère de Félix Castan, artiste dans l’âme comme son fils, ne supportait pas d’être exilée à Montauban après avoir quitté ... Moissac, ville distante de 30 Kms !
A Rabat, en 1969, le précepteur d’Hassan II, un enseignant d’origine ariégeoise établi au Maroc de façon définitive, qui me racontait la vie de son élève plus que doué, s’interrompit d’un coup et m’apostropha avec une acuité désarmante :
«- c’est la première fois que vous venez en Afrique du Nord ?
- oui
- parce que vous me semblez un peu perdu. »
Ce que j’avais perdu, c’était mon Sud à moi, ces terres où j’avais glissé de Narbonne à Montauban pour échouer à Toulouse.
Manifestement à Rabat, je n’étais pas de là.
Plus tard, de la même manière, je sentis cruellement que je n’étais pas de là, à Dijon dans cette belle ville que je parcourus toujours avec ferveur, à Paris qui n’a cessé de me fasciner mais où la solitude m’apparut dans toute sa violence, et même à quelques rues éloignées de la mienne.
Le Bâtonnier Roger Merle un des plus grands pénalistes du XXème siècle, épris de poésie et très longtemps Secrétaire perpétuel de l’Académie des jeux floraux de Toulouse, ne cachait pas son malaise de perdre trop longtemps de vue le Capitole.
Être de là, telle est la question !
Mais il ne s’agit pas d’une simple aisance géographique.
Être de là, c’est se sentir en harmonie avec le monde, en adéquation avec soi-même. Le lieu est important, mais il est loin d’être tout.
En 1967, dans un de mes premiers recueils « Les murènes monotones » (repris en 1979 et objet de l’émission du 19 / 12 / 2019 accessible sur le site lespoetes.site), j’avais pressenti ce besoin qui devient une nécessité :
« [ ...] ouvrir la porte sur l’habitude du lieu / être de là »
Mais comment faire pour être de là ?
Georges Perros y répond :
« Il y a quelque chose qui ronge l’homme, qui lui permet de mourir avant sa mort, de vivre après sa vie ; lui permet d’être - un peu - là.
Je crois bien que ce quelque chose, c’est la poésie. »
(Papiers collés 1)
La poésie a permis à Thierry Metz (1956 - 1997) d’être là.
Tout le temps de sa création littéraire et poétique il fut de là.
Au printemps 2011, l’excellente revue Diérèse lui a consacré une belle publication regroupant les n° 52 et 53.
En avril 2013, Isabelle Lévesque, Daniel Martinez et Françoise Metz sont venus à l’Ostal, la Maison de l’Occitanie à Toulouse, présenter ce numéro historique et Casimir Prat y lut son poème tiré de « Allez, viens, on s’en va ! » publié dans la revue (p72).
Les éditions Mainard qui contribuent si bien à la diffusion de la poésie et à l’émergence d’une littérature exigeante et en recherche, ne pouvaient que porter plus loin encore le flambeau singulier de la lumière tracée par Thierry Metz.
Ce poète qui aujourd’hui marque son siècle, qu’il n’a pas dépassé, nous dit avec une clarté ravageuse comment nous devons être de là : par amour.
Amour de la femme aimée, Françoise : « Te rejoindre est le premier chemin » ; amour d’une transcendance : « Rien qu’un Nom qui éblouit la voix : / une ombre dans l’espace radieux » ; amour des lieux : « J’aime ce petit bois / de l’arbre à la ronce / découvert par nos pas » ; amour de la poésie : « Le poème chaque fois cherche le poème / chaque tentative le ramène au poème » ; amour de la vie ordinaire qui recèle son mystère : « Il y a ce va-et-vient de petites choses / personne ne sait ce qui est étranger / personne ne sait ce qui est familier / parce que là où une parole pourrait dire / il demeure toujours ce qu’elle prédit ».
Nous apprenons de Thierry Metz que nulle parole ne s’oublie, que tout est principe d’action, que c’est cela être de là, accueillir le monde et le reste de l’humanité pour se compléter dans une harmonie aussi mystérieuse que fragile.
Thierry Metz est aussi l’auteur d’un récit symbolique « Le Grainetier », le symbole faisant aussi appel selon Gilbert Durand (« L’imagination symbolique » P.U.F. 1964 p 13) « au langage, et au langage le plus jaillissant, donc le plus concret ».
Isabelle Lévesque dans son éclairante préface du livre conclut :
« Le Grainetier constitue donc bien le texte séminal de l’œuvre de Thierry Metz jusque dans « Terre » : quelques mots, réduits, suffiront alors à la lumière d’écrire et de vivre. Le Grainetier n’a pas menti : un poète naissait.
Où sommes-nus ?
Quelle heure est-il ?
Il n’est que maintenant. Et c’est le livre. Et je
n’ai rien trouvé d’autre.
Mais je sème.
Tout ce que je suis. Pour qu’il y ait un chemin au
croisement de nos voix.
L’émission Confinement n° 13 est consacrée à ces deux livres de Thierry Metz :
Thierry Metz
Le Grainetier suivi de
Avec Kostas Axelos et les Problèmes de l’enjeu
préface d’Isabelle Lévesque
Pierre Mainard éditeur 95 p, 14 €
et
Thierry Metz
POÉSIES 1978-1997
Pierre Mainard éditeur , 180 p, 18 €
****
Le village était loin derrière nous. Nous étions au centre d’un visage en pleurs, gercé de ravines et de flaques. La bruine nous pouffait à la face sa jeunesse malicieuse, fraîche comme un mufle sauvage. Et nos pas se marquaient, l’espace d’un baiser, sur la boue du chemin où floquaient de grosses larmes. C’était piquant et bon, l’haleine fermentée du sous-bois m’envahissait comme une brassée de lavande. La lumière naissait à chaque instant des greffons de la pluie, là éparpillant ses grains, ici crevant comme un piment trop mûr. Même les couleurs désobéissaient, mouillant et tachant leurs robe sur l’humus détrempé. Le froid riait, prolongeant mon corps de sa joie.
Le grainetier marchait à côté de moi sans parler. Sa main serrait un bâton qu’il s’était coupé à la sortie du village, dans un bois où spectres, innocents et coupables, venaient danser la nuit et même boire car il sentait la bière et le cidre. Les odeurs faisaient des nids.
Je ne m’attendais pas à cette terre, gardienne de cette saison dépouillée et hâve. Et je croisais des accouplements, je découvrais là, en cet instant, à hauteur de mon corps, une respiration forte et poivrée, un halètement d’eau sur des chevelures hirsutes. Je m’y baignais, roulant de plaisir comme un ourson. Je m’aspergeais de ce sel nomade, autre mystère de l’essaim, qui se rassemblait en des points silencieux et secrets. Et des branches s’écartaient en moi telle une adolescence ; château de sable où bêlent les enfances. Comme venu d’un rivage dans l’épaisseur de l’âme, mon corps émergeait du nautile en cercle de foi. Je pénétrais cette marée de matières vives et là, sans un mot, sans un geste, mais épelant l’ouvrage naissant que ma main ordonnait au signe, je coupais la fleur de résurgence, le nid où la mante dévorait son mâle : l’inconnaissance.
Extraits de « Le Grainetier ».
28/07/2020
A quoi sert la quiétude ?
Pierre Ech-Ardour a reçu sous le regard approbateur de Clémence Isaure dans la salle éponyme de l’Hôtel d’Assézat, qui abrite les sociétés savantes de Toulouse, dont l’Académie des jeux floraux, le Grand Prix de Poésie 2018 des Gourmets des Lettres, pour son livre de poèmes « Lagune - Archipel de Thau » paru en édition bilingue occitan - français aux éditions de l’Institut d’Etudes Occitanes (I.E.O.)
Nous avions découvert alors, un poète des lieux d’une originalité unique, résidant à Sète et voulant couler les mots du poème dans la chaleur du paysage méditerranéen et de la langue traditionnelle de ce flamboyant Languedoc qui l’avait si bien accueilli.
Avec « L’Arbre des Lettres » paru aux éditions Levant, Pierre Ech-Ardour louait l’enchantement des lettres hébraïques qui comme l’écrivait son éditeur Michel Eckhard Elial « comme les racines de l’arbre, ouvrent un chemin vers le ciel ».
Ce ciel fait de mots, Pierre Ech-Ardour le retrouve dans sa dernière publication « Au bras du Ciel ».
Mais qu’est-ce que l’amour des mots ? interrogeait en 1994 Marc Cholodenko qui répondait : « L’amour des mots est la croyance qu’ils sont issus du silence, leur origine éternelle éternellement agissante : leur issue, chaque fois, est leur naissance. »
C’est cet état de naissance des mots qui mobilise toujours Pierre Ech-Ardour : « là tout près de la houle des cieux, [...] s’épand le silence des anges ».
« Au bras du Ciel », éditions de l’Aigrette (Marseille), 2020, 16 €
de Pierre Ech-Ardour
Né en 1955, Pierre Ech-Ardour réside à Sète. En son rapport intime aux lettres, sa poésie, « tours de mots » où interfèrent extrinsèques lumières et clartés profondes, incarne la parole d’une utopie propice à l’approche des sources du monde. En 2016 paraît un recueil au titre sommatif « réparations » (peintures de Nissrine Seffar). Blessure et renaissance, chute et enciellement, dès le premier moment, l’un est ailleurs et la filiation des mots comme celles des fils n’est vraiment nulle part. Le calame crée de tout surgissement un étrangement. Dans sa course, l’écriture façonne pour le poète le meilleur chemin possible, c’est-à-dire une instable traversée, car le monde court sur un fil, la lumière brûle le plus souvent d’une mèche de vent et d’inaccessible infini.
En mars 2018, est publié aux Éditions Levant deux abécédaires, « L’Arbre des Lettres en Chemin » et « L’Arbre des Lettres d’Exode » réunis en regard sous le titre « L’Arbre des Lettres » (calligraphies de Saïd Sayagh), où l’Homme est l’Arbre.
Comme les racines de l’arbre, les lettres hébraïques ouvrent un chemin vers le ciel. Pour Michel Eckhard Elial, elles y puisent, non pas la tentation du tout qui peut être l’ambition du langage, mais une source de lumière et un éclairement du monde et de ses mystères.
Paraît en juillet 2018, édité par l’Institut d’Estudis Occitans del Lengadoc,
« Lagune – archipel de Thau », traduit en occitan par Joan-Frederic Brun, orné d’encres acryliques et de chine composées spécialement par Alain Campos.
Le poète ouvre un chemin à la vie, lumière du monde à venir. Comme le souligne Georges Drano dans l’avant-propos du recueil, « Loin des profondeurs obscures et des flots malmenés, la surface de l’eau accueille une étrange présence ajoutée au mystère de la lagune et de la langue, elle garde ses secrets ».
Le 6 octobre 2018 Les Gourmets de Lettres, sous l’égide de l’Académie des Jours Floraux, lui décernent à Toulouse, le Premier Prix de Poésie 2018 pour son recueil « Lagune – archipel de Thau ».
En mars 2019, il lit à l’Espace Georges Brassens de Sète dans le cadre du Printemps des Poètes.
En avril 2019, il participe à une soirée organisée par le Café Citoyen de Sète dont le thème est la poésie de l'auteur avec la participation de tous les artistes, éditeurs, traducteurs, ayant participé aux projets d'éditions du poète, avec interprétation de poèmes mis en musique et interprétés par Jacques Ibanès.
Pierre Ech-Ardour est membre de la SGDL et de ADA.
Bibliographie non exhaustive :
Au bras du ciel, éd. de l'Aigrette, 2020 (recueil de poèmes).Lagune - archipel de Thau, traduction en occitan de Joan-Frederic Brun, éd. Institut d'Estudis Occitans de Lengadoc, 2018 (poésie). Premier Prix de Poésie 2018 à Toulouse.L'Arbre des Lettres, éd. Levant, 2018 (abécédaires).Réparations, éd. Flam, 2016 (poésie).
Au bras du ciel, éditions de l’Aigrette (Marseille), 2020
Peinture de couverture : Solitaire d’Anne Slacik.
Extraits de la Postface d’Annie Pibarot :
Au bras du ciel est un recueil de poèmes numérotés de 1 à 70, titrés avec des nombres exprimés en hébreu, persan, grec, latin, arabe d’orient et d’occident.
70, valeur numérique de la lettre hébraïque Ayin, signifiant « Œil et Source ».
Soixante-dix poèmes, tels le nombre des nations, les langues de Babylone, les sages de la traduction, les compagnons du prophète, les années d’exil, les révélées faces, suscitent et accompagnent, avec allégeance, par de dédaléennes voies, l’élévation d’une flamme.
Au bras du Ciel est le quatrième recueil que publie Pierre Ech-Ardour ; il fait suite à Réparations, L’Arbre des Lettres et Lagune1. Si ces quatre livres ont en commun un certain nombre de thèmes et se fondent sur le même mode de présence poétique au monde, ils se présentent sous des formes très différentes, ayant permis à leur auteur d’explorer plusieurs dispositifs ou formes d’écriture poétique. Afin de mettre en évidence la continuité des thèmes et leur approfondissement au fil des publications, il est possible de décrire quatre ancrages, sous-jacents aux différents recueils : ancrage dans le sensible et dans les lieux, dans la matérialité de la langue, dans la mémoire culturelle, dans l’idée de renaissance.
La note d’auteur se conclut en ces termes : Depuis la profondeur du Ciel, témoigne à son bras, mon amour de Vie.
49 – ٤٩ – XLIX – μθʹ – ۴۹ – מט
Fort peu lisible l’opaque dévoilement de la survivance quand sourdent misère et dénuement de dépouillées hordes dégradées. Naufragée du désert et de nuits intimes, émerge filiforme lumineuse blanche une dissolue verticalité. Imprécise comme l’ombre porteuse d’âges, fragmentée à l’instar d’entropies à la marge, empreinte à l’exemple du corps disparu, s’esquive consumée à l’aune de l’instant défigurée l’enfance. Indélébile cri en la résonance d’une nuit, incisif péril en l’inaudible silence, exil de beauté par l’aiguillon du pire, inoubliables s’entremêlent affres et ravages. Dans l’œil de l’imprésence, où décrie le refuge le renvoi, empêtrées en les rouages du vent de non-retour, migre astreinte désensemencée la graine, fuit proscrite l’égarée blessure, frémit inanimée bâillonnée ta parole.
********
Poète des lieux, Paolo Valesio qui se partage entre New York et la région de Bologne, l’est aussi.
Ce natif de l’Italie ne se sent chez lui que « le long de certains blocs de Manhattan ». Il interroge le paysage à sa façon à lui, celle d’un éternel poète chercheur et comme l’affirment les deux présentateurs universitaires de cet ouvrage, la poésie se doit d’être libre des amarres de la recherche.
Les poèmes de Paolo Valesio, accessibles désormais en français grâce au dévouement d’un éditeur passionné, Daniel Cohen qui dirige Orizons, confirment l’assertion élémentaire de Marc Cholodenko : « La poésie est la vie. La vie est la poésie ».
Et la ville de Spolète qui accueille chaque année un festival de théâtre, est une succession de spectacles de la vie.
Paolo Valesio aime à la fois le tourbillon des scènes théâtrales et la quiétude d’un paysage, la légèreté d’une hirondelle.
Paolo Valesio
« Le minuit de Spolète - La mezzanotte di Spoleto », éditions Orizons, 17 €
Paolo Valesio est un auteur fécond - poésie, prose et critique littéraire. Sa poésie est marquée par son expérience de critique et de professeur universitaire, connaisseur inspiré de d'Annunzio, de Marinetti, à quoi il faut ajouter les questions de rhétorique et sur le théâtre lui ont inspiré. Ce recueil est une mise en scène ; il a comme décor un voyage à Spoleto, « ville de théâtres » et un scénario basé sur un « discours amoureux » avorté qui évolue, souvent, en monologue ou en tirade du protagoniste.
Paolo Valesio est professeur émérite de littérature italienne (Université Columbia, New York) et poète. Il dirige le Centro Studi Sara Valesio (Bologne, Italie) et a publié plusieurs recueils poétiques parmi lesquels Il volto quasi umano (Lombar Key, 2009), Il servo rosso/The Red Servant (tr. de G. Sidoli, Puntoacapo Editrice, 2016) et Esploratrici solitarie (Raffaelli, 2019).
La traduction française est de :
Martina Della Casa, maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace et membre de l’Institut de recherche en langues et littératures européennes (ILLE 4363), et Michel Delville, professeur de Littérature comparée à l’Université de Liège, où il dirige le Centre interdisciplinaire de Poétique appliquée. Il est aussi poète, musicien et traducteur.
Ô Spolète, Spolète : elle lui rappelle
qu’il traverse sa vie enivré,
dans le brouillard ;
qu’il ne s’est peut-être pas encore éveillé
de muettes existences passées.
Né en Italie selon l’état civil -
et fidèle à cette racine -
il a conscience toutefois d’être
René à New York.
Il se sent chez lui uniquement
lorsqu’il marche poussiéreux et seul
le long de certains blocs de Manhattan
ou quand il s’arrête, dissimulé
dans la foule de certains halls :
Gare Grand Central,
Musée Métropolitain,
Centre Lincoln...
Mais il se peut qu’auparavant il soit né à Spolète
dans une petite
maison immémoriale
derrière les murs gris-ocres
dans les ruelles au-dessus et à côté
de la crypte de Saint Isaac.
Spolète, ville de théâtres :
entre les coulisses il erre. Il lève le voile.
****
Avec stupéfaction
Le martinet, plus tardif dans son envolée
et plus robuste,
s’embusque dans les buissons du verger.
Les hirondelles, qui sont plus légères -
d’une légèreté
dont on ne sait si c’est du désespoir ou de la joie -
volettent entre-temps à mi-ciel.
Devant
la façade de San Nicolo,
dans l’ombre lumineuse
(le soleil est encore haut
au-dessus de la vallée),
défilent les ramiers
leurs évolutions
argentées dans des volées
qui divisent et déclinent.
A quoi donc sert le mouvement,
à quoi sert la quiétude ?
****
21/07/2020
La poésie demeure une marche en avant
Depuis 1982, année du décès de René Nelli, l’Occitanie n’avait pas connu de deuil aussi emblématique de sa culture et de son histoire, avec la disparition de celui qui y avait consacré sa vie : Michel Roquebert.
« Les citadelles du vertige » et les trois tomes de « L’Epopée cathare » enrichissent la bibliothèque de tous les occitans et de tous les amateurs d’histoire en France et bien au-delà, le catharisme continuant à mobiliser les passions.
Michel Roquebert, grand éditorialiste à La Dépêche du Midi, a ensuite longtemps vécu à Montségur dans ce lieu mythique qu’il a fouillé, créant un musée, avant de se retirer pour écrire dans la sérénité des bords de la Méditerranée.
Son dernier livre « Figures du catharisme » éd. Perrin, 480 pages, 25 €, avec une préface du professeur Philippe Martel de l’université de Montpellier, rassemble toutes les publications, chroniques , non incluses dans les livres déjà publiés de Michel Roquebert et offre, dans un cheminement balisé de dix sept chapitres, une vue éclairante sur les fascinants mystères historiques et religieux de ce phénomène aujourd’hui nommé catharisme qui secoua les puissants de la Chrétienté et proliféra du Languedoc à la Lombardie.
Or, ce livre d’histoire, aussi érudit soit-il, de par le talent unique de Michel Roquebert, se dévore comme un roman à suspense.
Je ne crois pas que ce soit seulement mon chauvinisme exacerbé d’occitan qui m’a fait lire ce livre en marquant peu de pauses, arrivant en quelques jours à la page finale, étourdi par tant de vies restituées dans leur humanité.
Car Michel Roquebert écrit l’histoire tel un romancier.
La réalité historique qu’il nous révèle est plus surprenante et plus habitée d’émotions qu’un roman.
Comme Jean Duvernoy avec lequel il a collaboré, Michel Roquebert a illuminé le prestige de l’Académie des jeux floraux de Toulouse, la plus ancienne d’Europe, dont il fut Mainteneur.
Michel Roquebert : une œuvre intemporelle qui nous guide dans l’histoire.
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2020 est l’année du centième anniversaire de la naissance de
René Guy Cadou (1920 - 0951).
L’émission du « Confinement n° 11 » lui est essentiellement consacrée.
Je sais que Cadou a influencé beaucoup de poètes qui lui ont succédé. Michel Baglin ou Jean-Luc Pouliquen par exemple.
C’est une grande injustice qu’il ait échappé aux « grands éditeurs parisiens ». Il est vrai qu’il avait écrit : « Je connais vos journaux et vos grands éditeurs / Ça ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur ».
Sans l’action merveilleuse d’obstination d’Hélène Cadou, et aussi sans celle de ses amis Rousselot, Bouhier, Bérimont, et plus tard Seghers qui publia enfin avec une large diffusion « Hélène ou le règne végétal », Cadou aurait pu connaître le destin littéraire anecdotique de beaucoup de poètes de l’Ecole de Rochefort.
Cadou a été un météore.
Une étoile filante dont les traces incendient la conscience de la poésie française.
C’est la poésie qui lui a fait rencontrer Hélène, poète elle aussi.
Elle a pu reconstituer l’école de Louisfert à l’identique du jour de la mort de René Guy Cadou. Elle en était fière et nous, heureux de cette fierté si légitime.
Nous avons été nombreux à admirer Hélène, d’une noble beauté, toujours accueillante, chaleureuse, heureuse de savoir que l’œuvre de René Guy était reconnue.
Invité chez elle à Louisfert, elle m’accueillit en me disant toute joyeuse : « Le Président m’a dit que René était son poète préféré ! » Le Président était François Mitterrand.
C’était un bon choix et d’un poète plus complexe qu’il n’y paraît.
Dans les années quatre vingt, donnant une conférence sur Cadou à l’Université de Beer-Sheva en Israël, je fus saisi par l’intérêt immédiat que ses poèmes suscitaient. Il en fut de même auprès des détenus de la Maison d’Arrêt de Montauban où je me rendais régulièrement les années quatre vingt dix pour faire entrer la poésie dans une prison comme l’éclair dans la nuit.
Cadou avait commenté la phrase de Saint-Pol-Roux : « La table de travail est comme un large crucifix sur lequel le poète s’expose pour s’éterniser » par ces mots : « ce qui prouve suffisamment que cette passion ne se satisfait point d’elle-même, mais demeure avant tout une marche en avant ».
Alors pour aller de l’avant, lisons Cadou !
René Guy Cadou « Poésie la vie entière - Œuvres poétiques complètes » Seghers, 22,70 €.
[Cette émission en préambule signale la publication de « Traversée du parc Ritan » de Marc Fontana, préface de Pierre Dhainaut, éd. Pont 9, 15 € ; de « Peregrina et autres poèmes » éd. Orizons, 26 € ; de « Sébastien en rêve et autres poèmes » éd. Orizons, 25 €, publications dont nous reparlerons prochainement.]
La part de Dieu
Fais vite
Ton ombre te précède et tu hésites
Derrière toi on marche sur tes jeux brisés
On referme la porte
Et les heures sont comptées
Mais la vie la plus courte
Est souvent la meilleure
Tu diras au Seigneur
J’apporte mes mains vides
Le peu de sang liquide
Qui frôle encore mon cœur
Ces regards sans fierté
Ce manque de chaleur
La croix que vous m’offrez
N’est pas à ma hauteur.
18/07/2020
Le talent est un titre de responsabilité
« A Federico Garcia Lorca et à Robert Brasillach, unis en mon estime et en mon repentir » telle était la dédicace d’un de ses derniers poèmes de Jacques Marquis rallié au sommaire de la revue « Crécelles » que nous « fabriquions » dans une belle amitié en 1965, au Pop Club Poésie que nous venions de créer, réunis dans notre siège de la rue Achille Viadieu : une cellule de nonne prêtée charitablement par le couvent voisin alors du lycée Berthelot de Toulouse.
Après une dernière pirouette, Jacques Marquis, féru de Baudelaire, nous tirait sa révérence, nous plongeant dans notre première perplexité devant le pathétique d’un artiste condamné à organiser sa propre tragédie volontaire.
Jacques Marquis, fils de la présidente du Midi Chante nous avait ouvert les salons de l’Hôtel Tivollier (avant qu’il ne devienne une annexe de la Préfecture) où nous allions le jeudi déclamer nos poèmes auprès de ces vieilles dames qui nous régalaient de boudoirs arrosés d’un petit vin blanc.
Mais il nous avait surtout ouvert les fenêtres de notre jugement du monde.
Nous pouvions éprouver de la compassion pour Robert Brasillach comme pour Federico Garcia Lorca, tous deux fusillés.
Le Général De Gaulle avait refusé de gracier Brasillach.
Il s’en était expliqué : « S’ils n’avaient pas servi directement et passionnément l’ennemi, je commuais leur peine, par principe. Dans un cas contraire, - le seul - [Brasillach], je ne me sentis pas le droit de gracier. Car dans les lettres, comme en tout, le talent est un titre de responsabilité ».
L’action littéraire peut être aussi offensive que celle du canon.
Curieusement, c’est un général qui l’affirme.
Saint-Pol Roux fut lui aussi un poète victime de guerre. Il périt du chagrin causé par le viol de sa fille Divine, par la soldatesque allemande.
Je suis allé me recueillir sur les ruines du Manoir de Coecillian (autrefois appelé Manoir du Boultous) devant la mer d’Iroise à Camaret en Bretagne.
Le poète surréaliste toulousain Jean-Pierre Lassalle déplorait que l’on ait laissé peu de place au fond à Saint-Pol Roux, et nous avait gratifié d’une heure d’émission sur ce poète de la Belle Epoque (toujours accessible sur lespoetes.site).
Les éditeurs ont boudé Saint-Pol Roux le Magnifique que l’on peut lire tout de même chez Rougerie. Alors quand une nouvelle revue le remet à l’honneur, c’est un événement dont il faut parler.
C’est Joël Cornuault qui dirige la revue « Des pays habitables » diffusée par les éditions Mainard qui met au sommaire du numéro 1 un article de fond de Laurent Albarracin : « Saint-Pol Roux fils prodigue de l’avenir », complété par un texte de Saint-Pol Roux : « Madame la vie ».
Cette belle revue qui se présente comme un livre agréable, a pour devise « Naïveté Utopie Exubérance » un beau programme bien rempli par les auteurs de ce premier numéro disponible en librairie (13 €).
En effet, le sommaire réunit Shakespeare à Malcolm de Chazal, à Margaret Fuller ou Alexander Von Humboldt et d’autres aussi prestigieux.
La prochaine parution reprendra « Correspondance d’Arthur Rimbaud » du poète qui fut élève du lycée Pierre de Fermat de Toulouse : Roger Gilbert-Lecomte.
Extrait de l’article de Laurent Albarracin :
La poésie de Saint-Pol Roux est en quête d’une, de la véritable poésie, celle-ci étant véritable justement parce qu’elle n’en restera pas à une simple manifestation littéraire, qu’elle est appelée à s’arracher du papier comme d’une sorte de gangue, et que la Beauté et la Vérité devront se rejoindre et se conjoindre pour réaliser le miracle d’une chose unique, selon un souhait de type hermétique. Il faut que la poésie échappe à la littérature pour dépasser ses propres antinomies limitatives. D’où le recours permanent à l’analogie, à l’image et à la métaphore auxquels le poète demande d’accomplir cette fusion de la puissance abstraite et du pouvoir concret, du mot et de l’idée, cette sorte d’hybridation idéoplastique, selon son terme, du matériel et du spirituel, créant une réalité « d’essence transcendantale et d’ordre biologique » tout à la fois : « Le Mystère et le Réel communicants, flore et faune imprévues surgiront des échanges de pollens électroniques, et des humanités inespérées vagiront au baiser magique des osmoses ».
Ce que la Répoétique et ses divers prolongements ne cessent de réclamer, de programmer et d’autoproclamer magnifiquement, ça n’est rien de moins que la fin des antinomies, l’abolition des oppositions catégorielles, la destitution de tous les empêchements.
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La même émission répertoriée sur le site lespoetes.site à « Confinement n° 10 », donne à écouter de larges extraits de « Saisi par la neige » de Franck Villain, éd. érès collection Po&Psy, 12 €.
Né en 1968, enseignant à l’Université de Tokyo, Franck Villain regagne la France après la tragédie de Fukushima. « Saisi par la neige » marque son retour à la parole poétique après la sidération du désastre nucléaire.
Extraits :
Habiteras-tu davantage la croûte de notre sol ?
Seras-tu plus présent, plus nourri, plus ouvert par
l’autour qui nous traverse ?
Seras-tu porteur de ces langues aux épaisses semelles, ou passager de cette voix aux pieds nus ?
Seras-tu de cette patience qu’active la Nature quand elle
nous frappe du détour de sa surprise ?
Tant de chemins, tant de chemins à préserver des routes.
(activités journalières II)
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Être-là. Encore. Ensemble. Sans trop sentir les mots dans la chambre froide. Se dire qu’un lien va surgir comme un bond d’enfant, ou des mots qui en diront plus. Et on attend. On est proche pourtant, du moins dehors et corps partagent le même là.
(immobile)
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Casser.
Trancher.
Comprendre.
Ne plus attendre :
Temps de revenir de filer
de remplir de connu à placer
de l’appris à combler de plein les
mots sur le monde à quadriller de sens
pour voir bien voir enfin le monde par le regard
qui tire son coup de feu
(injonction)
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[la même émission signale la parution de « Un oubli de neige » de Francesco Scarabicchi, éd ; Po&Psy, 12 € et de « Saadi ivre d’amour » de Abbas Kiarostami, éd. Po&Psy, 12 €]
06/07/2020
L’amour n’est pas consolation, il est lumière.
Joël Cornuault s’épanche, avec la pertinence du poète, sur le lyrisme amoureux dans la dernière partie de son livre de poèmes « Tes prairies tant et plus » (éd. Pierre Mainard, 16 €).
Qu’en est-il du lyrisme dans la création poétique aujourd’hui ?
Le raccourci des poèmes, leur fréquente trivialité font-ils disparaître le lyrisme ?
« Le poète lyrique est à la fois celui qui « est ici » et celui qui « voit ailleurs » définissait Yves Vadé.
La trivialité, recherchée par nos poètes actuels, pour regarder « d’ailleurs » dans la langue du poème, tue-t-elle le lyrisme, comme le dénonçait Baudelaire lors du Salon de 1859 : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que ce qui est ne me satisfait pas. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive ».
De la même manière que le peintre ne peut se limiter à reproduire la nature et sa trivialité, le poète n’a pas pour vocation d’informer, de communiquer, de convaincre, mais de restituer par le travail de la langue et par ce seul travail, sa réalité subjective pour qu’elle devienne universelle.
Paul Valéry avait bien compris que « L’homme exalté ou ému croit que son verbe est un vers, et tout ce qu’il place par le ton, la chaleur et le désir dans la parole s’y trouve et se communique. Mais c’est l’erreur commune en fait de poésie. Les mauvais vers sont faits de bonnes intentions. Il y a plus de bons vers faits froidement qu’il n’en est de chaudement faits ; et plus de mauvais faits chaudement ».
En 1960, Toulouse devint un des phares de la poésie contemporaine.
Rien de plus normal que rivalisant avec Paris, la Charente, la région de Nantes et Marseille où se dessinait la poésie du lendemain, la ville des troubadours participe au tournoi.
Le poète qui deviendra peu de temps après également romancier, ami de René Nelli et de Jean Joubert, créa depuis l’Université de Toulouse, la revue Encres Vives.
Les premiers numéros balayaient le champ expérimental de la poésie d’alors qui cherchait à se frayer un chemin parmi toutes les trouvailles du langage.
Alors que Paris allait déboucher sur le mouvement Tel-Quel , une poésie de laboratoire faite le plus souvent par des universitaires, la sensibilité « provinciale » prit une direction en rupture avec cette mise à mort du lyrisme et privilégia, selon les mots de Robert Sabatier dans le tome 3 de « La Poésie du XXème siècle, Métamorphose et modernité » (Albin Michel éd.) : « ce qui lui est propre : l’imagination créatrice fondée sur le réel ».
Il fallut cet aboutissement qui exigea une dizaine d’années, pour que les livres de poèmes retrouvent des lecteurs perdus. A bien des égards, la plupart des revues de poésie et une majorité de poètes s’inscrivent, consciemment ou non, dans cette création de « l’imagination créatrice fondée sur le réel ».
Il serait injuste, en ces temps où l’éphémère est roi, où le spectaculaire faisant « le buzz » divertit seul le chaland, d’oublier le rôle majeur joué par Michel Cosem et Encres Vives dans la poésie de la deuxième moitié du XXème siècle à nos jours.
Et cela se poursuit !
En effet, Encres Vives fête son ... 500ème numéro ! Soixante ans de publications ininterrompues ! Et rares sont les poètes authentiques qui n’ont jamais été publiés à Encres Vives.
Pour ce numéro historique Michel Cosem rompt avec sa pratique éditoriale de donner à lire un poète par numéro. Le n° 500 rassemble un poème de chacun des membres du comité de rédaction et est dédié à la mémoire de Jean-Max Tixier et de Jacques Lovichi qui furent membres de ce comité.
Le numéro 6,10 €, abonnement 34 €, à commander à Michel Cosem, 2, allée des Allobroges, 31770 Colomiers (voir aussi le site encresvives).
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Auparavant le n° 499, avait été consacré à des haïkus de Michel Cosem « Le partage du monde » sur des graphismes envoûtants de l’artiste André Falsen qui illustre par ailleurs la plupart des couvertures de la collection « Encres Blanches » d’Encres Vives.
Les graines se cherchent et
s’éparpillent
Rêves et paroles mesurées
Comme la pierre du seuil un peu
secrète
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Le numéro 501 d’Encres Vives est constitué par le dernier recueil de poèmes de Simone ALIE-DARAM : « Murmures »
6,10 €, abonnement 34 €, à commander à Michel Cosem, 2, allée des Allobroges, 31770 Colomiers.
Voici ce que l’on peut lire sur la quatrième de couverture :
Simone Alié-Daram, médecin, s’est illustrée dans les avancées de l’immunohématologie. Membre de l’Académie des Sciences Inscriptions et Belles Lettres, elle est aussi Maître ès-jeux de l’Académie des Jeux Floraux.
Son humanité en constant éveil, exacerbée par un métier qui veut arracher la vie à la mort, la conduit à s’interroger sur sa propre expérience des deuils, du passé, du temps qui file et qui pourtant n’existe pas.
C’est en poète qu’elle poursuit cette recherche et c’est par le poème qu’elle en dresse le constat.
La scientifique, pour les tourments de l’âme, cède la place à l’artiste, la vérité ne s’éprouvant que par les sens : « Je ne sais pas penser / Je ne sais que sentir ».
Dans cette intuition vitale, elle avance au rythme de ses recueils : Ecritures, Emoti’icones, Effluves, Des Ephélides plein les poches, Ellipsoïdes, Paradis ébouriffés, Passions effleurées, Dialogue d’outre nuages, Désinvolte Eros, Le Présent d’après (copymedia éd.) et à Encres Vives : Syllabes.
« Je deviendrai souffle » prophétisait-elle légitimement dans ce dernier recueil. Ce souffle, celui de la poésie se fait murmurant, léger.
Car le bonheur, ce n’est pas le cri, mais le murmure : « Le bonheur c’est peu de choses » et ce qui a été vécu fut si beau qu’elle doute qu’il y ait « ...au paradis / Autant d’oiseaux autant d’étoiles ».
Ces murmures, les poèmes, dans une langue limpide, sont « ces moments d’éternité » qui éblouissaient Sylvia Plath.
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Ce dernier né de l’œuvre de Simone Alié-Daram est empreint d’une vision tragique de son propre destin, par une lucidité qui ne tourne jamais le dos à l’imaginaire fondé sur le réel. La facilité de ton qui donne une fluidité plaisante à la lecture, est le fruit d’une part d’une longue maîtrise de la langue et d’autre part de l’intégration de la réalité, retranscrite non comme une scène extérieure mais comme la vie qu’elle a vécue.
Simone Allié-Daram dans ce fort recueil illustre sans le vouloir les mots d’une autre Simone, Simone Weil : « L’amour n’est pas une consolation, il est lumière ».
[à noter que cette émission signale en préambule trois livres de la collection PO&PSY des éditions toulousaines érès : Francesco Scarabicchi « Un oubli de neige » 12 € ; Franck Villain « Saisi par l’hiver » 12 € ; Saadi Abbas Kiarostami « Saadi ivre d’amour » 12 € qui seront repris dans les émissions ultérieures]
Extraits de « Murmures » :
L'essentiel est en accord avec la mer
Il sonne toujours iode et vert
On va le chercher des années
Cet ultime assassiné
Aux sons captifs
Que l'on découvre
Au début du sommeil
***
Les ampoules du grand lustre
Dessinent des flammèches de lumière
Moult orchidées se disputent
Les carreaux de la fenêtre
Les fantômes se reposent
Attendant la nuit prochaine
Pour effrayer les rêves
Des enfants
De miroir en miroir
Les notes de musique
Virevoltent en douceur
Spectres
Où sont passés les criminels
Les malfrats
Dont vous fîtes votre compagnie
Au temps des magnolias antiques
***
Il ne me suffit pas
Que mon seul projet soit de vivre
Je parle à mon corps une langue inconnue
Ma tête est vide
Et te cherche partout
Je ne peux plus descendre
De ma tour esseulée
Je vois tous les matins
Sur le faîte du toit
Le trio des corneilles
Mais je ne peux
Aller entendre en bas
Sur les fleurs entrouvertes
Le murmure des ailes des papillons.
***
Un jour d'hiver
Le soleil est comme un cadeau
Les goélands reflètent la lumière
Sur leurs ailes en faisceaux
L'horizon bleu masque le monde
Les idées éclatent en nervures
Dessinant sur le ciel
Des hiéroglyphes heureux
***
Le bonheur c'est peu de choses
Un banc un fleuve un ciel
Et entre eux deux la rotondité d'une voûte
Adorée
***
Poème d'insomniaque
J'ai rendez vous avec les étoiles
Le ciel tout noir
Et le soleil tout bleu
Le silence des temps
Envahit les rideaux
Pèse sur mes yeux clos
Et les rêves s'envolent
Rejoignant Calliope et Erato
Mes amours sont là haut
Le temps n'existe pas
Dis tu
Pourtant il passe lentement
*************
26/06/2020
J’écris pour éclaircir, pour éclairer
Par quel phénomène soudain, un ami ou une figure disparus s’invitent sans crier gare dans le paysage d’une journée ou pire d’une nuit ?
Plus nous vieillissons, plus les fantômes nous cernent. Et il est de notre pouvoir exorbitant de rallumer la flamme vive de leur mémoire qui fait d’eux des êtres immortels bien qu’ayant péris.
Plus de cinq décennies de fréquentation de poètes ont abouti à l’accumulation de trop de flammes vives qui me brûlent comme un incendie inextinguible.
Dans ma dernière émission, je citais Pierre Autin Grenier : « Celui qui, en toutes circonstances, sait se taire, plus que tout autre mérite d’être écouté » et « Être libre, c’est ne pas avoir peur ».
Je me revois dans les années quatre-vingts, assis à côté d’Henri Heurtebise écouter la voix nonchalante de Pierre, ce poète philosophe, ivre d’humour froid pour ne pas dire noir. « Les Radis bleus » ont paru en édition de poche et il faut l’offrir à nos jeunes gens.
La mort d’un poète jeune qui n’a pu donner toute la puissance de son œuvre est un scandale. A la douleur de la perte, s’ajoute le tiraillement de la révolte.
Pour que cette voix ne soit pas étouffée par le silence de l’oubli, il nous revient de la faire écouter.
Ainsi de Pedro Heras, jeune espoir de la poésie espagnole que la maladie a fauché en pleine jeunesse mais dans la maturité de son art. C’était un régal de réaliser une émission avec lui. Il en sortait toujours heureux et nous communiquait ce bonheur.
Claude Bretin, Pedro Heras, Michel Eckhard-Elial et moi, après un bon repas de coquillages, nous avons flâné une journée de plein soleil au bord de l’étang de Bouzigues. Il habitait cette région près de Montpellier.
Il avait fait sienne la profession de foi de Spinoza : « Je m’efforce de vivre non dans la tristesse et les gémissements, mais d’une âme égale dans la joie et la gaîté ». Devise qu’il mit en exergue d’une de ses publications des éditions hegipe, ses propres éditions dont ce surdoué était aussi l’imprimeur, dans la collection « minuscules » : « Une toile contre la mer » extrait de « Chroniques du jour qui vient ».
Car après avoir publié « Poemas del argonauta » (ed. hegipe, collection poésie, 20 €) en espagnol exclusivement, puis une brillante traduction de « El rayo que no cesa » de Miguel Hernandez et un essai sur la lumière « La lanterne d’écurie » en français, toujours aux éditions hegipe, Pedro Heras voyageait et rapportait d’Allemagne, du Portugal, des Pays Bas ses « Chroniques du jour qui vient ».
Il avait été séduit d’admiration pour la ville d’Amsterdam et en avait rapporté une chronique : « Une toile contre la mer ».
J’ai retrouvé dans ce texte lu in extenso dans l’émission Confinement n° 8, l’émotion que j’eus moi-même à résider dans cette ville dans un hôtel séculaire tout en hauteur, un mois d’été 1975.
Ecoutons-le :
Or Amsterdam - toile sur et contre la mer - est bel et bien œuvre de rongeur, d’excavateur, de rat, de musaraigne, ces chef-opérateurs des bas fonds : tourbe et sable embrassés mollement - amoureusement - où l’on va du mieux que l’on peut à chaque fois planter des cure-dents gargantuesques qui font le rétréci, le côté garde-à-vous, mais déjà la variété des façades, leur déhanchement aussi, une réalité de guingois, où, épaule contre épaule, le faux-plat finit par émouvoir.
Musaraigne, araignée - direz-vous - même combat. Mais ce sont là fausses parentés chez des peuples surtout ayant vécu trop longtemps à l’étroit pour, à l’appel du large (bénéfice), ne pas courir le monde. Airs de famille donc qui n’en sont pas ou alors en apparence : par ce côté-ci, rat des villes aquatiques, mais pour là-bas, aussitôt hôte des airs et bourlingueurs d’épices.
Musardons encore un peu.
Cette mer du Nord qu’on repousse comme un barrage bleu contre la terre. Cette inversion des signes. Le cône des pignons à moulures en bas se décomposant en infimes vaguelettes. La mer au-dessus des toits qui vient s’user contre l’impassibilité des digues. Cette inversion de toutes les valeurs élémentaires qui fait penser que ce serait Nietzche la seule lecture possible en ces lieux : lui qui n’envisageait tout que depuis la hauteur.
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J’avais déjà évoqué dans mes signalements de publications les numéros de la collection Parcours de la revue Spered Gouez, en particulier celui consacré à Jacqueline Saint-Jean : « Jacqueline Saint-Jean, entre sable et neige », et dernièrement celui constituant anthologie, portrait(s) et approches de « Marie-Josée Christien, passagère du réel et du temps » 13 € à commander à Spered Gouez, Ti ar Vro, 6 Place des Droits de l’Homme, 29270 Carhaix-Plouguer.
C’est avec une terrible émotion qu’on y lit les 4 pages que lui consacre Michel Baglin qui reprend l’affirmation de Marie-Josée Christien : « La poésie n’a pas pour but d’expliquer le monde mais de le vivre intensément » et y ajoutant « et de le faire vivre intensément ».
Nous avons consacré une émission au dernier livre de Marie-Josée Christien « Affolement du sang » (Al Manar éd. 19 €) toujours accessible sur notre site.
Ce numéro de Spered Gouez est un éclairage - qui laisse peu de place à l’ombre - de l’œuvre de cette poétesse, par les nombreux témoignages de ses contemporains. C’est aussi une anthologie et il autorise ainsi une vraie connaissance de cette femme poète, mais également éditrice et femme d’action culturelle et humaine.
Je vous invite à écouter cette voix qui appartient déjà à l’histoire de la poésie française.
Cercle du Ménec (Carnac)
Le cercle des pierres
prend la mesure de la nuit
qui couvre la terre
dans une hésitation de la lumière
miroir courbe
où l’avenir se cherche
dans l’origine.
Courbe d’errance
des ères
recommençantes
où nos regards
rebondissent
de fragment en fragment.
Cerclés de ciel
les intervalles de silence
brefs
remontent vers le flot du soleil
Ils se dilatent seulement
à force de connivence.
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Le carnet des métamorphoses (1992 - 1994)
Je porte la graine
dans mes racines
Je soumets ma substance
à l’ordre
qu’elle instaure
Ces instants de fusion
suscitent la métamorphose.
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L’inconnu
qu’il me faudra déchiffrer
arrondit en moi
le silence
de sa sphère
Cette aube à l’affût
accueille une autre lumière
où conduit
toute naissance.
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Généalogie de la matière (2006 - en cours d’écriture)
A force de fixer
les étoiles
les yeux ouverts
sur le temps
je reconnais le fluide obscur
dans le hiatus du jour
le cosmos
me traverse
dans les fibres de la lumière.
Le décor
se forge
sous le règne du chaos
dans une bataille
d’ondes et de vibrations
un souffle d’énergie
soumet à sa logique
des rudiments d’univers
La fin
engendre le commencement.
La lumière fossile
frissonne
dilate
efface tout repère
la vie se déplie.
Poussières dans la nuit
les étoiles fuient
vers des horizons inapaisables
à hauteur de constellations
le temps de l’humain
et le temps de l’univers
se rencontrent.
Le tremblement de la lumière
se mesure
en millième de seconde
la nuit éternelle
en millions d’années
aux limites
de l’inépuisable cosmos
les chemins perdent
leurs repères.
La matière s’amoncelle
s’agglomère
dans la fournaise des vents
Elle se souvient
de l’énergie
arrachée
à la forge des étoiles.
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Eclats d’obscur et de lumière (2014 - 2020)
La langue n’est pas le sujet du poème. Elle est seulement le matériau qui le sublime.
La poésie n’est pas un supplément d’âme. Elle est l’âme elle-même.
Ne pas confondre vivre en poésie et vivre de la poésie.
La poésie est un état de veille.
Le poème est ce qui résiste da plus humain de nous.
Un vrai poète se reconnaît à sa capacité de sortir de lui-même et de dépasser l’horizon de sa propre parole, à son généreux désir de partage.
Les poètes belges me semblent d’une fantaisie pure, absolue. Celle des poètes bretons est plus mélancolique, plus grave.
J’écris pour éclaircir, pour éclairer.
Si les poètes lisaient, ils écriraient moins.
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Ce temps-là
En mémoire de Xavier Grall
En ce temps-là
j’étais vivante
j’avais un visage
j’étais de ce monde
j’étais le feu
je me consumais déjà.
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19/06/2020
Transferts de souffles
En 1995 la Bibliothèque Municipale de Toulouse, dite du Patrimoine, organisa une grande exposition « Toulouse - Bologne » pour mettre en valeur et en définitive révéler au public la vraie richesse culturelle contemporaine des deux villes liées par un jumelage. Il s’en suivit la parution d’un remarquable catalogue.
Alem Surre-Garcia présenta la création littéraire occitane et je fus chargé de la création poétique en langue française.
Yves Heurté (1926 - 2006) descendu de ses chères Pyrénées, un des premiers visiteurs, contempla sa photographie et ses poèmes affichés sur les murs, me prit par les épaules et m’exhibant au regard du public s’écria : « Voilà un poète honnête ! » Je compris que je n’avais oublié personne.
Heureux temps où les bibliothécaires passionnés fomentaient de belles expositions et de beaux catalogues sur les créateurs du lieu. A quelques exceptions près, aujourd’hui, ces créateurs ne sont plus connus des professionnels de la lecture publique. La culture s’est uniformisée, reconnue par Paris elle redescend en province. Seule la poésie, peut-être, du fait de son infinie fragmentation, résiste à cette aspiration verticale.
En 1984, la Bibliothèque Municipale de Lille, du 22 mars au 20 avril, organisa une exposition « des mots rendus à leur lumière » autour des poèmes de Pierre Dhainaut avec les peintures, dessins, gravures de Marc Pessin et Mariette.
Le catalogue de l’exposition, artisanal mais dans une mise en page élégante est, lui aussi, remarquable. On y découvre l’écriture manuscrite de Pierre Dhainaut et il s’explique sur sa fabrication (puisque la poésie est l’art de faire) du poème :
« ils n’ont point d’objet - ils évoquent un pays, une région, mais ils ne décrivent rien - ou que cet objet ne lui appartient pas, ni les mots ni lui-même :
Quand nous le réalisons, poursuit-il, c’en est fini de la malédiction ».
Pierre Dhainaut s’interrogeait déjà : « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le produit [le poème], mais l’acte, et cependant comment éviter que cet acte ne devienne un produit ? »
Mais aussi, déplorant que l’écriture « trop vite exclut : telle est sa fatalité. Elle fige, elle enferme » pouvait affirmer : « Il n’y a d’évidence, en vérité que dans la relation. L’autre et le silence, et le monde, existent-ils sans moi, sans le langage et sans le poème, indépendants, transcendants ? Sans eux nous n’existons pas davantage. Ecrire, ouvrir. Découvrir.
Et il précise : Qu’est-ce que l’autre ? Le corps aimé. Je l’approche, il me résiste... il est quand je suis. Double apparition, réciproque aimantation. Qu’est-ce que le silence et le monde ? Le corps aimé du langage et du poème. Ils ne sont pas le champ clos de l’être et du temps, mais l’espace où le sens s’invente, essaime ».
J’ai toujours aimé lire Pierre Dhainaut. Et l’homme me touche aussi par son amitié avec Jean Malrieu, l’homme du Nord allant à la rencontre de l’homme du Sud, de ce poète occitan de langue française comme il aimait se définir et provoquer malicieusement, par amitié aussi, Félix Castan.
Pierre Dhainaut, poète généreux.
On le retrouve dans les revues (l’excellentissime Diérèse par exemple) et il éclaire de ses préfaces avec un œil magistral, les livres de poèmes de nos contemporains qui illustrent l’émission « les poètes » telles Isabelle Levesque ou Emmanuelle Sordet.
En 2019, les éditions « L’Herbe qui tremble » publient une anthologie des poèmes de Pierre Dhainaut de 1960 à 1979 :
« Transferts de souffles suivi de Perpétuelle La Bienvenue, avec une lecture d’Isabelle Lévesque Pourtant c’est un poème », 265 pages, 18 €.
Pierre Dhainaut a sous-titré Transferts de souffles « premières approches ».
Il les a fait suivre de poèmes inédits écrits 38 ans plus tard :
La mémoire a l’odeur des caves
des forêts froides, muettes, mais tout à coup
l’étau se relâche, la vue se révèle
à ce point patiente, téméraire,
qu’elle ira au-devant de ce qui passe pour obscur,
le franchira.
En guise de postface, Isabelle Lévesque, poète elle-même, dont nous suivons le parcours significatif de publication en publication et qui nous a familiarisés avec l’intimité de poètes fragiles à l’œuvre puissante comme Nicolas Diéterlé et Thierry Metz, fait une belle lecture du livre de Pierre Dhainaut dans un petit essai « Pourtant c’est un poème » qui nous ouvre les portes de la construction du poète lui-même et de ses poèmes.
Les treize pages de cet éclairage sont un résumé impressionnant de la posture de Dhainaut, de ses ancrages et de ses expériences. Je conseillerai de commencer la lecture de « Transferts de souffles » par ce texte pédagogique et qui confirme que personne, mieux qu’un autre poète, ne peut parler d’un poète.
Car Isabelle Lévesque a su décrypter dans l’écriture de Pierre Dhainaut, son inspiration ésotérique, son recours au chiffre 7, les influences alchimistes, occultistes de la « Table d’émeraude », le poème naissant d’un cheminement initiatique pour s’offrir comme un viatique.
CENTRE
oui
l’air silence évanoui parole au sommet
du silence au sommet de la parole
épanouie présent
présence
icilence et demaintenant
parole au-dehors dedans l’être
l’étreinte
(le flux, laisser
le langage inventer, il est trop tôt)
*******
SOCLE ERRANT
l’enfant qui jouait dans les dunes
a laissé le sable intact
son clair visage
trop souvent je confonds cible et signe
aujourd’hui la houle envoûte
en secret
************
Le retour et le chant
[...]
Cette voix, j’ai du mal à la reconnaître,
aurais-je changé ? que nous dit-elle
qui ne soit de tout temps si loin,
si proche ?
Aucun poème
assurément ne la retient, sinon le vent
qui parcourt l’arbre.
Il nous enlève à la mémoire, et je n’ai rien
à écrire au terme, au commencement,
que la terre ou la lumière,
avons-nous le choix ?
L’amour s’ouvre à l’amour,
que pourrais-je ajouter ?
Le poème est le don du souffle à la mort
comme à l’être.
La voix s’épuise-t-elle ? Avec le vent je reste.
Avec toi.
**********
Perpétuelle, la bienvenue
Un dieu qui t’éveille, un dieu qui embrase
les vitres, un dieu de flaque en flaque
où se reflètent les nuages, un dieu
pour l’horizon devenu terre ferme,
que tutoient les poèmes, dont ils touchent l’épaule
et qu’ils devancent...
26/05/2020
Feu de tout bois - Radicelles
Le semblant d’illimité de nos technologies numériques auxquelles aucun domaine n’échappe, donne l’illusion, malheureusement très partagée, que nous sommes en capacité d’atteindre le savoir absolu. Tout serait dans Google.
Mais plus les hommes accumulent de savoir, plus ils s’éloignent de la vraie connaissance.
L’amour est le chemin d’accès à la connaissance. Et c’est bien cette voie réellement infinie, elle, qu’empruntent depuis l’aube des temps, les artistes assoiffés de connaissance, les poètes en tête.
L’émission diffusée pour la première fois le 14 mai 2020 fait référence en matière d’introduction à notre vocation d’amour. Je cite Camille Laurens qui a écrit « L’amour, roman » (folio) : « Il n’y a pas d’amour il y a des moments d’amour mots gestes qui n’ont pas de sens car c’est le temps qui les dépense » ; et pour conforter nos classiques dans leur immortalité, François de La Rochefoucauld :
« Il est difficile de définir l’amour. Un sujet peut avoir plusieurs vérités » ou « De toutes les décrépitudes, celle de l’amour est la plus insupportable ».
Dans la mémoire collective des toulousains et, nous l’espérons, dans la mémoire universelle, résonne cette phrase écrite en mai 1940 par le Cardinal Saliège : « Qui n’aime pas, ne comprend pas ? C’est l’amour qui donne le sens du divin et de l’humain ».
Les éditions Pierre Mainard qui contribuent avec brio à l’essor de la poésie contemporaine, publient de Joël Cornuault :
« Tes prairies tant et plus » dessins de Jean-Marc Scanreigh, 125 pages, 16 €.
Cette suite de poèmes est suivi de « De la lyrique amoureuse », bref essai mené à la perfection qui justifie le préambule de cet éditorial sur l’amour.
J’ai choisi de lire le passage sur Malrieu, dernier génie de la poésie dont on peut s’étonner que plus de quatre décennies après sa mort, aucun de nos grands éditeurs n’ait repris son œuvre dans une très large diffusion.
Chez Malrieu, remarque Joël Cornuault « l’amour ne se réduit nullement aux jeux de la séduction ni, non plus, aux moments de l’extase. Conçu comme une incessante approche, il intensifie le sentiment de l’existence de l’amoureux, de l’amoureuse, et porte plus haut la ligne de leur vie, vers un tout autre régime existentiel (Misrahi) ».
Pour ce poète solaire qu’est Jean Malrieu « certains lieux, choisis dans le monde naturel, et l’être aimé s’identifient, s’entre-pénètrent. La beauté de la femme et celle du monde se comprennent réciproquement ».
Et comme Jean Malrieu, Joël Cornuault a l’amour de la terre :
J’établis mon pays comme Jean Malrieu
un ami d’André Breton
je stipule son ordre sans cloisons
j’articule ses coursiers mauves
ses trombes d’eau et ses truites claires
Il porte un nom de papillon
un nom qui désigne
une pivoine de sable
sur la pointe des pieds du matin
Je nomme les granges de ce pays
j’appelle ses notes d’or
sur ta langue de feuille fine
Tu sens les andains et la rosée
embaumes les balsamines
Je n’ai point passé l’âge
de fleurir ton seuil
de grands-ducs
et je te couvrirai
de brins de mousse
comme pas une
Tu sens la paille et la ramée
l’herbe tendre les giboulées
La montagne tend ses lèvres
tu sens la sève
et la tablier rempli de graines
Tu sens le ciel bleu.
****
Et toujours la louange de l’amour :
L’amour rectifie les paysages
L’amour est la meilleure
des mises au point
Il a des amis haut placés
parmi les hirondelles de passage
bas placés chez les fourmis d’ici
partout placés dans le lit des rivières
la lie des marais
la sève des platanes
tes anneaux d’or
ta langue de feuille
ta langue de Brésil
tes légères morsures de daim
sur mes nervures
L’amour dépasse les bornes
Avec lui les maisons se retournent
marchant sur le toit
les pierres gelées rebroussent la pente
le temps reflue
les rues se cabrent
toi
tu te cambres
origine et fin
****
Elle vit à Toulouse où elle exerce le plus beau métier dont peut vouloir un poète, celui de bibliothécaire. Elle perpétue ainsi sans la savoir la tradition toulousaine qui veut que les bibliothèques soient animées par des poètes. Après Pierre Trainar à la Bibliothèque Universitaire et Monique-Lise Cohen à la Bibliothèque du Patrimoine de la Ville de Toulouse, Murièle Modély officie dans cette dernière prestigieuse bibliothèque.
Venue de l’île de La Réunion où elle est née à Saint-Denis, elle se fait connaître en publiant dans les revues puis fait paraître des livres de poèmes : Penser maillée (2012) ; Je te vois (2014) ; Tu écris des poèmes (2017) aux éditions du Cygne, Rester debout au milieu du trottoir, éditions Contre-Ciel (2014), Sur la table, éditions numériques Gazaq (2016) et Feu de tout bois, Délit buissonnier n° 1, tiré à part de la revue Nouveaux Délits (10 €) et Radicelles avec des photographies de Vincent Motard-Avargues, préface de Dominique Boudou, éditions Tarmac (18 €).
Je m’attarde dans cette émission sur deux publications :
1 - Feu de tout bois avec des illustrations de Sophie Vissière (10 € à commander à Nouveaux Délits, Létou, 46330 Saint-Cirq-Lapopie),
une suite de poèmes écrits dans une langue simple et percutante, abordant sans emphase, comme par inadvertance, des constats sociaux, philosophiques, sans concession à la dure réalité de notre monde qu’elle révèle à sa fille :
« à l’instant même où la claque / nous pousse au premier cri / sache qu’à cet instant précis, des doigts invisibles / enfoncent dans notre gorge une gomme », mais ne se lamente pas et ramène à l’essentiel : l’amour
« sache ma douce enfant que je veux tant remplir, que tout s’estompe / l’amour est une éponge qui fait place nette pour d’autres ».
Et même si « l’arche n’empêche pas l’engloutissement » elle ne s’abandonne pas au défaitisme : « vivre au fond n’est pas bien compliqué / il suffit de s’en tenir au mot du jour / composer, décomposer, recomposer / une croix après l’autre / l’empilement des faits ».
Un souffle bien maîtrisé, une langue sûre qui dessine les contours obscurs et flous de notre monde convenu avec l’habileté de la mère douce qui sait conduire ses enfants sur les bons chemins.
Un ensemble de poèmes qui se rangent dans ce que Michel Cosem recherchait dès les années 70, une poésie à « l’imagination créatrice fondée sur le réel ».
héritage
au commencement, un monstre pose sa bouche
contre ma bouche
ses lèvres violettes par mes lèvres de mousse
lâchent des mots dans la braise
nous marchons depuis la nuit des temps
avec juste ce qu’il faut de peau pour nourrir le
foyer
ce qui brûle au sommet n’est qu’une pauvre image
une idée de soleil, un semblant de poème
l’assemblement bancal au bout du tison
ce qui sort de nos bouches a quelque chose à voir
avec le passé
à travers la fumée, on voit se dessiner des contours
imprécis
des côtes floues sur la mer, des fentes sous la rosée
ce qui sort de ma bouche va et disparaît
les flammèches coulent et me font bégayer
il ne suffit pas de dire pour se comprendre
au creux des intestins, les souvenirs flamboient
faisant feu de tout bois
****
2 - Radicelles avec des photographies de Vincent Motard-Avargues, préface de Dominique Boudou, éditions Tarmac, 38 pages, 18 €.
C’est un beau livre par sa conception, son papier épais, ses reproductions photographiques d’une haute précision qui flamboient et qui creusent les ombres, tel un soleil qui traverse une journée.
Dominique Boudou dès ses premiers mots dans sa préface, prépare le lecteur à ces poèmes qui, s’ils relèvent plus du sensible que de l’intellectuel, sont de redoutables métaphores du monde hostile qu’il faut apprivoiser.
Ses poèmes sont le combat de Murièle Modély.
L’enfance qui la ramène au créole, à son île de La Réunion, à l’histoire douloureuse du peuple de cette terre grosse de magnificence.
Nul ne peut effacer ses racines, fussent-elles des radicelles qui, bien que fines et fragiles s’infiltrent plus sournoisement dans la mémoire.
Avec Radicelles, Murièle Modély est parvenue à sa pleine maturité.
Il est certain qu’elle va poursuivre ce ton de l’apogée. Nous sommes heureux de savoir que Toulouse compte parmi ses artistes de l’écriture, la figure de haut-vol de Murièle Modély !
à l’intérieur, tu as ce réseau complexe de radicelles
à l’intérieur, il a cette architecture compliquée de racines
et la ligne vous maintient dans cette autoplastie
tu voudrais être
un arbre, creuser des galeries
diffuser tes greffons, accueillir ses bourgeons
tu voudrais à défaut rouler des yeux comme des graines de longanis
rejoindre dans sa bouche les noyaux de cerises
bouts de noir et de blanc recrachés dans la joie
consteller d’humide l’herbe
et de jour les sous-bois
****
il arrive que de la coque
du fruit sec
l’île refasse surface
petit brou de noix, elle épaissit ta voix
lui donne une moitié indéfinissable
un grave
une lourdeur de poix
il arrive que l’île t’étouffe et t’expose à la fois
que l’encre s’emmêle
comme une ligne de suie sur la crête des vagues
****
tu ne te souviens pas du mythe initial
qui te raconte
combien grinçaient les chaînes dans l’air pesant du soir
combien le ciel, la terre et la mer étaient noirs
des oiseaux hurlaient jusqu’au bleu de ta peau
et elle, et il ne disaient pas un mot
la sueur mangeait leurs yeux
la moiteur dévorait leur langue
ils n’avaient pas d’histoire
****
dans le crépitement parfois
dans l’odeur de bois mort souvent
un œuf ancien éclot
coquille grège fendue de toutes parts par un bec impatient
un oisillon perché sur le haut de ton crâne
scrute, domine le monde de ses pépiements secs
et de ta bouche tombent
des vers roses
gras, lourds
au parfum de coriandre
pou tout’i ral lo kér *
*pour que tous l’envient / t’envient / le désirent
03/06/2020
Si jamais
Une économie mondiale fondée sur le profit du capital conduit à ce délire de l’illimité qui la caractérise. Abolition de toutes frontières. Subordination totale des consommateurs, investissement total des salariés appelés à perdre peu à peu leur assurance sociale remplacée par leur « liberté » d’auto-entrepreneurs.
Nous avons fini par oublier que notre système économique n’est qu’une organisation historiquement déterminée. De la même manière, nous avons oublié que notre planète, dont on ne cesse de nous rappeler qu’il faut agir pour son bien, ne se porterait que mieux si l’homme venait à disparaître.
Mais la domination de Sapiens a repris presque toute sa vigueur au moment où je rédige ces quelques lignes. Nous reprenons jalousement possession de l’espace que le Covid-19 avait concédé à l’agence animale.
Quelles voix élèveront nos poètes ? Leur visibilité sociale est si faible que la question prête à rire.
Pourtant, nous savons que le langage est une arme qui affirme notre présence au monde. Le capitalisme est parvenu à faire de tout un marché. C’est sa définition. La pandémie est un marché comme un autre. Comme la santé, comme les soins hospitaliers. Et pourtant ...
La poésie ne peut être placée toute entière dans un exclusif rapport marchand. C’est ce qui en fait sa faiblesse apparente et sa force réelle. Elle apparaît comme un refuge face à la dépossession universelle.
« De nos jours,
Réfléchir,
C’est refléter
Ce qui est proposé.»
et
« Je voulais être
Je me suis fait avoir.»
écrit avec humour un poète Viennois Olivier Boyron publié avec bonheur par Cathy Garcia dans son dernier n° (66) de la revue de poésie vive « Nouveaux Délits » (le n° 7 € + 2 € de frais de port, abonnement 32 € à adresser à « Nouveaux Délits » Létou - 46330 Saint Cirq-Lapopie).
Dans l’éditorial de ce riche numéro illustré par Jean-Paul Gavard-Perret, Cathy Garcia voit dans le virus le miroir de l’humanité :
« Ce covid-19 est à la fois une terrible épreuve et une formidable opportunité pour que l’humanité se regarde ensemble dans un seul et même miroir. Chacun d’entre nous saura combien coûte l’indifférence, l’avidité et l’égoïsme des pouvoirs qui sont censés nous représenter, mais aussi des uns et des autres aussi bien sur le plan individuel ou collectif, car ce qui choque une bonne partie d’entre nous, au travers du comportement actuel de certain-e-s, n’est-ce pas au fond notre façon de vivre habituelle vis à vis du reste du monde, du vivant en général et des plus fragiles d’entre nous ? »
Les poèmes de ce numéro 66 se classent dans le palmarès d’excellence de cette revue qui rassemble les voix fortes de la poésie d’aujourd’hui. Je ne manquerai pas d’y revenir dans les prochaines semaines d’autant plus que certains poèmes comme celui de Nicolas Kutowitch sont de vrais et longs poèmes radiophoniques.
C’est Valérie Rouzeau qui dans « Ephéméride » révèle son amitié pour le poète allemand Jan Wagner. Les éditions Actes Sud avec l’aide à la traduction du Goethe Institut ont publié en octobre 2019, de ce poète renommé lauréat du prix Büchner « Les variations de la citerne » (16 €) poèmes traduits et présentés par Julien-Lapeyre de Cabanes et Alexandre Pateau. Ces poèmes qui célèbrent la nature et se livrent à la manière de Ponge à une série de variations sur des objets du quotidien, sont avant tout « une réflexion sur la littérature, une mise en abyme du poète spectateur exigeant et relecteur inventif de cette immense bibliothèque qu’est le monde, [...] le cosmos est un miroir de l’intelligence poétique » selon les mots des traducteurs.
deux villes
deux villes, ennemies de toujours, chacune sur son sommet.
le litige - oublié - ; et pourtant, quelque part entre leurs murs
une graine frémissante, avide de prendre racine.
de si haut, les corps massifs des vaches : infimes points blancs ;
le vent, qui ronge le granit des églises. les vaches de si haut
sont douces et fragiles comme des sabliers, s’écoulent, se répandent
en leurs ombres, en un noir qui ne cesse de s’étendre,
et finit par saisir les sommets.
deux villes, chacune pour soi, étincelantes et glacées comme des lacs de montagne, la nuit, un sommeil d’herbe plumée, un halètement au ras du sol.
****
La poésie et rien d’autre, ce n’est pas un univers éthéré, mais à l’inverse, la plus fine approche du réel. Jugez plutôt avec ce poème de Christian Dufourquet paru dans « Je La Nuit » en 1989 chez Guy Chambelland.
Tu vas mourir dans pas longtemps
dans la douceur peut-être
et le calme
de cette saison d’automne que tu aimais
ou bien dans le froid
Toi qui m’as bercé
dans la chaleur
et la lumière de ce corps
qui se plisse et part
en morceaux comme un sac
que tu ne peux même plus laver
toi-même ni habiller
D’ailleurs tu ne sais plus que pleurer
et te salir
inconsciente des couches qu’on te fait
maintenant porter
ô ma mère
Toi que je voudrais savoir aujourd’hui morte
intouchable sous la terre
****
Cette saisie du réel Emmanuelle SORDET nous y plonge jusqu’à l’âme avec son premier livre de poèmes « Si jamais » préfacé par Pierre Dhainaut aux éditions Pont 9, 15 € et qui a remporté en 2019 le prix Simone de Carfort (Fondation de France) de la découverte poétique.
Cette poétesse née en 1971 qui vit à Paris a pris du temps et du recul pour réunir ses poèmes dans ce livre en ayant grand soin, comme elle l’écrit d’emblée, de laisser « la fenêtre ouverte sur un biais d’été ».
L’ouverture, la communion du regard avec les personnes rencontrées dans le monde, la révolte, la compassion, l’infinie tendresse pour la vie, pour les siens, pour l’autre, forgent la chaîne de cette succession de poèmes qui s’achèvent presque en aphorismes.
La lecture de « Si jamais » comble pour un temps notre insatiable besoin de consolation par ce miroir tendu à notre humanité.
« Jamais elle ne s’isole » insiste avec l’acuité du poète accompli Pierre Dhainaut.
Encore une femme poète qui nous ouvre la voie de l’espérance et illustre à la perfection l’assertion de Miguel de Unamuno : « la pensée ressent, le sentiment pense ».
Alep
Les pieds qui ont mené là
Enduits de mémoire et fissurés de poussière
ne font plus qu’un avec la sandale éculée et précieuse.
Franchir de seuil comme on s’absorbe dans l’ombre.
Je suis entrée dans ta cuisine, tu m’as tendu
Le manche d’un couteau et une tomate.
Tu n’avais rien à me donner que
la fraîcheur de ta cour, tes roses doucement choyées,
la lune qui ne t’appartient pas et le geste invitant à
m’asseoir.
Des rires se sont cachés derrière l’embrasure.
Nous nous sommes assises.
Je ne veux pas savoir, Mariam, que tu es aujourd’hui pulvérisée.
Quaujourd’hui la vallée d’abricotiers,
la roche grise où flâner, la brise qui enrobe le cœur,
et le tapis pour le thé
gisent déchiquetés sans légende à promettre.
Le grillon, grand prince, attendait la fin de nos voix et ton
oncle, la main posée sur l’air récitait du Shakespeare.
La chèvre de la maison approuvait l’assemblée, se
retenant de tinter.
Es-tu morte en fuyant par la terrasse où
tu m’avais conduite, me tenant par la main
pour me montrer la nuit comme à une fiancée ?
En mourant, as-tu appelé ton frère ?
A Alep, la nuit était chaude et les balcons
de bois penchaient comme des paupières.
La belle, à peine patinée d’avoir tamisé les siècles, drainé
les caravanes, fait rouler le commerce, forcé l’industrie
des hommes et fardé les yeux des femmes, frissonnait
tout juste au point de rosée.
Dans le soleil encor vert entre quatre murets bien droits,
les savons dessinaient un pavé brut, senteur sans état
d’âme, parquet idéal pour ouvriers épiques.
Je ne veux pas savoir, Abou, que la dernière charrette qui
a passé ce porche a roulé sur ton pied au moment où ton
souffle devançait l’explosion.
Est-ce toi qui retombe incessant en fines gouttes rouges
sur les murs que les hommes ont bâtis pour que les
hommes les bombardent ?
En mourant, as-tu cherché ta sœur ?
Assise sur le sentier de votre absence, à peine éveillée
de vous avoir croisés, j’égrène les raisons de la route à
poursuivre sans vous.
Vigile des poussières, je ne peux rien.
****
Les enfants morts
Les enfants morts restent assis au bord des lits
La nuit.
Ils lisent
Leurs pieds pendent dans le vide
Ils cherchent la chaussette qui manquait.
Les enfants morts laissent leurs cahiers ouverts à la bonne page.
Ils ne se coiffent pas.
Ils récitent la liste des alignés
Dans le silence vivant
Personne ne les entend.
Les enfants morts ne font pas de bruit.
Les enfants morts racontent des histoires aux bébés
emmaillotés de gravats.
Ils ratissent les arrière-cours.
Leurs pieds pendent dans le vide.
Les enfants morts donnent leurs yeux au mur
Et n’hésitent plus
Sur la photographie.
Ils sont dans les arbres au-dessus des soldats.
Ils cherchent leurs lunettes.
Les enfants morts visitent les prisons.
Les enfants morts ornent les dispensaires
Ils restent assis au bord des lits.
Les enfants morts dallent la Méditerranée
Ni mère
Ni suaire.
****
Vous pouvez écouter la lecture des poèmes d’Emmanuelle Sordet et des auteurs cités sur le site lespoetes.site à la rubrique « Pour écouter les émissions » à Confinement n°5.
12/05/2020
L’amour sait à notre place
Mon vieil ami Michel P. a été surpris par notre rétention administrative dans sa maison familiale en Normandie qu’il avait l’habitude d’aller entretenir seul. Le voici donc confiné dans sa maison d’enfance, solitaire, sans télévision ni ordinateur. Demeurent la conscience, la pensée, la lecture. Mais que sommes-nous sans le langage parlé ? Que sommes-nous sans la parole ? La parole est l’objet de la poésie, même quand elle appelle au silence.Lorand Gaspar, à l’instar des grands poètes, nous a légué sa longue réflexion d’homme des déserts, du chirurgien et de poète dans un livre : « Approche de la parole » (Gallimard éd.) :
« Parole. D’où tient-elle ce vide qu’il faut de toute nécessité combler ? [...] Le poème n’est pas une réponse à une interrogation de l’homme ou du monde. Il ne fait que creuser, aggraver le questionnement. [...] aucune réponse n’est attendue ; plutôt, toutes révèlent leur silence. [...] De cette parole qui renvoie à ce qui la brûle, la bouche perdue à jamais. »
Dans un roman aujourd’hui oublié, « Le Transport de A.H » (A.K étant les initiales de Adolf Hitler), George Steiner faisait reposer la fascination du dictateur sur la seule puissance de la parole. Puissance prophétique, à l’instar de la parole biblique. « Dans la parole, écrit-il, s’inscrivent notre esclavage, notre soumission évidente à chaque verbe, à la tyrannie du temps conjugué. La parole soumet par force notre expérience, si intime ou extatique soit-elle, à la leçon du passé et aux brumes du présent et du futur. C’est pourquoi notre recours au temps futur est une faible riposte, une fronde relâchée face à l’actualité inéluctable et imprévisible de notre mort. »
Le poème est une parole intemporelle. Mais une parole qui creuse un sillon dans le champ infini du temps « Parler c’est nager, puis finalement se noyer dans l’inhumain et ténébreux fleuve du temps qui ne sera jamais maîtrisé », renchérit George Steiner.
Le poème est une écriture. Une écriture qui célèbre une parole à contre-sens des vents qui emportent la vie immédiate. Le poème est une écriture qui rend sourd le tumulte du temps.En ce sens, le poème est une sacralisation de l’écriture.
« Toute la dignité des hommes est dans la sacralisation des choses », approuve Georges Perros dans « Papiers collés 1 ».
En mars 1967, Pierre Boujut m’adressa le n° 93 de sa revue, « La Tour de Feu ». Page 18, j’y lus cette phrase de Jean de Boschère que j’ai notée :
« Tout ce qui Est, et tout ce qui est divin, ne trouve d’expression qu’en Poésie ; son ascension ne connaît de frontières que la faiblesse des plus forts ».
« Le langage est réparation, je voudrais qu’il soit communion. Est-ce possible ? Oui, par le biais de la poésie », affirmait à son tour Nicolas Dieterlé dans « L’Aile pourpre » (Arfuyen éd.). Et il poursuivait : « On ne peut vivre sans chant, sans parfum impérissables. On ne peut vire sans demeure qui nous comble ».
Cette semaine, j’ai voulu donner à écouter une parole qui rassemble ce besoin inné de sacré (sans le confondre avec le religieux), cette aspiration au divin et à la lumière, sans rejeter ce qu’il y a de charnel dans l’humanité, comme l’avait énoncé Novalis : « La lumière, cette part divine de l’homme, est triste sans la chair, et la chair est triste sans le spirituel. Il faut les deux, embrasser tout, sinon une part de nous reste inaccomplie ».
Nadia Tuéni, poète druze libanaise (1935 -1983), croyait que la lumière ne se donnait qu’à ceux qui s’y étaient préparés : « N’importe où un homme est mort / D’avoir glissé sur la lumière ».
C’est une autre femme poète déjà citée que nous retrouvons pour le plaisir de saisir tout à la fois la force et la joie du langage, la beauté du monde et le partage de la lumière : Janine Modlinger.
J’avais consacré une émission à « Traversée » Poésie (Ad. Solem éd. 90 pages, 17 €) où l’auteure retrouvait, en train vers Florence, le visage de sa mère perdue à sept ans et qui avait transformé sa vie en une longue attente. « Comme s’il y avait quelque chose après l’enfance » ironiserait notre poète toulousain Yves Charnet qui sait, lui, que « c’est avec ça qu’on fait des livres, le désir, le chagrin ; le manque, la perte ».
« Traversée » montre qu’au-delà du désastre, quelque chose d’indestructible demeure.
« J’ai promis de ne pas oublier
Le désastre, mais d’en faire
Le seuil
D’où je m’élance. »
« La beauté n’a pas de nom, même si on l’appelle beauté », affirme Janine Modlinger dans son autre livre « Beauté du presque rien » (Ad. Solem éd. 78 pages, 19 €).
« On ne sait rien de la beauté. Il en sera toujours ainsi. Nous devons veiller sur cette ignorance ». « C’est comme la parole lorsqu’elle vous traverse. On ne sait rien. On l’écoute. »
La parole « parle » dans le poème. Dans la prière aussi. Un corps en prière pèse plus lourd que le cèdre, avait dit Ithiel Ben Tov à Salamanque quand les flammes l’avaient atteint.
« Tel l’oiseau qui fulgure, tel le regard de l’aimé, quelque chose de ténu et d’insistant nous annonce la Présence », révèle Janine Modlinger, c’est ainsi que nous découvrons le passage de l’Autre, dans l’écart de la distance que la parole cherche à rattraper.
La parole est tout aussi prégnante dans :
« Pain de lumière suivi de Premiers mots » (Ad. Solem éd. 79 pages, 14 €).
Les mots se présentent comme des « pains de lumière ». Ils nous nourrissent et nous éclairent. Ils remontent vers la parole perdue, vers l’Origine.
Viens,
toi lave obscure
toi, gorgée de
pluie neuve
à mon épaule
La lumière
s’est inclinée
vers la nuit
et la nuit
ruisselle
comme une aube
« Premiers mots » est une suite de pensées, d’aphorismes qui poursuivent la fascination de Janine Modlinger pour la parole, ce langage qui donne un sens à la vie.
« C’est pour cela que l’on vit », me dit mon amie M. rescapée de la Shoah, désignant encore cette part d’invisible qui est notre source ».
Plus que jamais, nous avons besoin de lire Janine Modlinger !
« Nous ne savons rien. L’amour sait à notre place. »
05/05/2020
Remets ton peuple dans la poitrine du Père
« Comment Jean-Luc Aribaud parvient-il à rendre l’usure du monde et des mots en les réinventant ? » s’interroge Philippe Ségur dans sa préface de « Là où la parole se tient posée » (éditions Abordo, collection Quan Garona, n°6, 82 pages, 14 €), le dernier livre de poèmes du poète et photographe Jean-Luc Aribaud.
Des poèmes, « la réalité en ressort ni grandie ni plus faible, mais revivifiée, franche, illuminée par son propre éclat » poursuit le préfacier qui voit dans ce livre une véritable « liturgie poétique », mais aussi « un exil, une nostalgie de l’ineffable ».
Il émane effectivement de « Là où la parole se tient posée » une spiritualité de l’étrange, vivifiante. Le poète saisit les mots et les images en photographe traquant « l’invisible du monde » et remontant à l’Origine :
Ce n’est pas rien
De ramener tout ce silence à soi,
Comme un qui ramènerait
Un drap sur son visage,
La nuit, quand s’annonce
Aux fenêtres fragiles
L’invisible du monde
Que l’on appelle sans cesse,
A petits coups de prières tendres,
Et qui toujours nous surprend
Comme le visage de l’auguste farceur.
Mais ce n’est pas la mort. Non.
Juste un commencement
Où la parole se tient posée :
Entre le dedans et le dehors,
Une flaque de noir ou de lumière pure.
Une langue qui nous surprend, nous entraîne dans un univers insolite qui devient familier et dans lequel, sans effort, nous nous reconnaissons. Du grand art !
*
* *
Les éditions toulousaines érès publient dans la collection PO&Psy a parte, un livre exceptionnel dans sa conception, sa mise en page, ses illustrations et ses textes : « Je suis ce que je vois. Notes et réflexions sur la peinture et le dessin 1975 - 2020 » d’Alexandre Hollan,
385 pages, 32 €.
Cet artiste hongrois qui s’est installé à Paris dès 1956 travaille l’été dans le Sud de la France.
Yves Michaud a assuré la préface de cette nouvelle et éblouissante édition des Notes et réflexions sur la peinture et le dessin.
« Alexandre Hollan, précise le préfacier, ne cherche pas à nous expliquer, à nous, ce qu’il fait mais à comprendre lui-même ce qu’il ressent, ce qu’il fait, ce qu’il manque et réussit ».
Alexandre Hollan partage avec Jean-Luc Aribaud cette recherche essentielle de l’invisible : « Je sais que l’invisible est dans le visible. Que cette partie de la vie, je peux la toucher dans la nature. Elle vient à travers le silence, à travers la sensation. Elle peut me toucher réellement. »
En 2005 il note :
« La couleur invisible. Attente silencieuse au fond du feuillage ».
Mais cette quête de l’invisible n’est pas l’aspiration à un monde illimité :
« Pour vivre ma propre vie à l’intérieur d’un lieu vibratoire, je dois connaître ses dimensions, ses limites et savoir jusqu’où je peux aller ».
La conscience des limites est indispensable à la maîtrise de son art :
« Toutes ces limites me montrent que je ne suis pas assez en contact, pas assez libre, pas assez présent, pas assez calme ».
L’expérience artistique est celle de la multiplicité qui aide à sentir les limites d’une forme ». De cette multiplicité se dégage une unité :
« Les détails cherchent l’unité ».
Ces notes peuvent se lire comme de vrais poèmes :
« Fin d’été. J’entoure mes arbres de ma tristesse. Ça les attendrit visiblement. Ils commencent à se balancer, à tourner un peu. Les dessins s’assouplissent ».
La mise en scène génialement percutante des abondantes illustrations et ces notes d’une haute valeur poétique et philosophique font de ce livre un régal que l’on aura plaisir à lire et à offrir.
*
* *
Plaisir de lire de nouveaux poèmes de William Cliff !
Les éditions La Table Ronde publient :
« Le Temps suivi de Notre-Dame » Poésie, 124 pages, 15 €.
D’emblée, je retrouve l’entraînement familier et musical des vers de ce poète belge né à Gembloux qui a su combiner le vers classique avec la réalité du monde moderne.
La première partie du livre « Le Temps » s’inscrit dans le prolongement d’une œuvre originale débutée dans les années soixante dix. Car les poèmes de William Cliff ne sont rien d’autre que les témoins inépuisables du temps qui nous traverse et jalonne notre vie d’épisodes qui abreuvent notre mémoire.
Ces épisodes, le poète les saisit dans leur force narrative, comme un cinéaste, et par la forme versifiée les métamorphose en poèmes.
L’œuvre de William Cliff est autobiographique.
« Autobiographie » est d’ailleurs le titre d’un de ses recueils.
Le poète n’écrit qu’à partir du vécu et du ressenti. Le « moi » est le sujet primordial. Il n’élude rien. Sa vie s’expose dans ce qu’elle recèle de familier, d’ordinaire, de trivial et même de sordide. En montrant la crudité de la vie ordinaire, le poème est un acteur subversif.
La misère humaine, sociale, intellectuelle, sexuelle s’étale dans les poèmes pour affirmer d’une part l’abjection d’un monde indifférent et d’autre part, son antidote : la fraternité.
La solitude est également un noyau central de ses poèmes : « seul, tout seul au milieu du monde hostile, / n’ayant pour tout recours que le poème / dont il estime que le vers mobile / en grandissant le sauvera quand même ».
La singularité absolue de William Cliff est de se référer à son passé personnel, de le convoquer en récits et le plus souvent, dans les formes classiques traditionnelles. Dans tous les cas, le ton est souverainement contemporain ; l’alexandrin, le décasyllabe, l’octosyllabe ne confèrent jamais une saveur surannée. Le poète maîtrise son art poétique et le situe dans son époque.
Sa quête de l’esthétique dans la forme renforce une volonté éthique de se compter un parmi les autres : « j’existe malgré tout dans le regard du monde ». Et puis les « gens vieux ou jeunes » ne peuvent échapper à cet « autre voyage hélas ! anthropophage / que vous seul comprenez, ô Grand Être Suprême ! »
La deuxième partie du livre « Notre-Dame » est un des plus puissants hommages jamais rendus à la cathédrale.
La grandeur métaphysique de l’œuvre de William Cliff explose dans ce long poème en décasyllabe.
Ecrit en 1996, il prend aujourd’hui des allures prophétiques. La majesté séculaire de ce vaisseau spirituel bouleverse celui qui reçut une forte éduction catholique : « je t’encense avec ma faible voix / pleine du poids de sa folle espérance » ;
« ô Notre-Dame, ô belle caravelle,
j’aime le soir venir voir tes grands rois
si nobles qui m’épient et me surveillent
pendant que j’erre dans le désarroi.
Alors devant eux je baisse la tête
et je réfléchis à ce que nous sommes,
devant leur taille hautaine et honnête,
j’ai honte de ma misère, je donne
du pied contre la terre, ma personne
me semble si futile et misérable.
Ô Notre-Dame, comme dit la fable,
tu as sauvé malgré tous ses péchés
celui qui a rappelé dans son âme
ton souvenir avant de se coucher. »
[...]
« Non loin de la rue des Mauvais-Garçons,
à trois pas de la rue du Chat-qui-Pêche,
montent tes murs faits par de vrais maçons
qui te connaissaient bien et qui connaissent
comment lancer vers le ciel cette flèche
qui fend les vents et ne fléchit jamais,
Dame massivement assise mais
avec ta proue tournée vers la lumière,
conduis à contre-courant et remets
ton peuple dans la poitrine du Père. »
La grandeur de ce poème s’ajoute à l’évidence à la longue litanie des chefs d’œuvres consacrés à Notre-Dame fort bien recensés d’ailleurs par Pascal Tonazzi dans son livre « La grande histoire de Notre-Dame dans la littérature » Le Passeur éditeur, collection Poche, 346 pages, 8,90 €.
23/04/2020
La part du diable
Le lamento des poètes qui déplorent le peu d’espace laissé à la poésie est démenti par le nombre de publications souvent passionnantes, presque toujours intéressantes.
Bien sûr, le tirage est presque toujours limité, parfois à quelques centaines d’exemplaires, voire totalement confidentiel comme les livres d’artiste. Et beaucoup bénéficient de l’aide publique du CNL ou de l’aide des Régions. Mais les livres sont là et constituent ce tissu resserré dans lequel l’Histoire prélèvera ses coupons destinés à la postérité.
Et je n’évoque pas la multitude de revues de poésie où se dessine la création poétique dans sa riche diversité.
Pour ma part, pour ne pas être asphyxié par tout ce qui se publie, j’ai privilégié les livres où je peux suivre un vrai trajet du poète. J’aime l’accompagner sur un bon morceau de route.
Mais qui peut dire de cette récolte, ce qui va s’évaporer comme la part des anges des cuves de Cognac, et ce qui va se bonifier avec le temps pour grossir les rangs de nos classiques ?
Jean-Paul Sartre répondait à cette question : « La fortune d’une œuvre à travers les siècles, c’est la part du diable ».
Chaque semaine c’est cette part du diable que nous exposons à nos auditeurs, mêlant les vivants et les morts dans une même volonté de contribuer à leur reconnaissance.
Pour la deuxième émission du confinement je signale tout d’abord trois poètes (pour lesquels je reviendrai dans les prochaines semaines) qui abondent leur œuvre déjà bien reconnue d’une nouvelle publication, avant de me consacrer à un poète américain qui a marqué la poésie mondiale du XXème siècle.
Valérie Rouzeau fait paraître « Ephéméride » à La Table Ronde, 140 pages, 16,50 €.
Cette femme-poète jusqu’au bout des ongles, qui a si bien traduit Sylvia Plath s’essaie avec bonheur à son tour, à la rédaction d’un journal, mais avec toute l’originalité dont elle est familière. Son « Ephéméride » échappe aux critères du genre ; ni ordre chronologique ni uniformité de ton et de genre : « Les dates défileront dans le désordre de ma mémoire tantôt atrophiée, tantôt hypertrophiée [...]des coq-à-l’âne, des digressions, du saute-mouton et des téléphones qui sonnent au moment où la baignoire n’attend plus que vous pour déborder... ».
Cet « Ephéméride » nous fait pénétrer dans l’intimité de la vie ordinaire comme aurait dit Perros, d’une auteure de poèmes dont l’ironie, l’humour, le sens du jeu dans le maniement de la langue ont consacré un style en lien avec une vision du monde qui l’a située très vite comme l’une des voix de la poésie française d’aujourd’hui, récompensée par le Prix Apollinaire et le Prix Méditerranée.
Cette intimité s’étend, pour notre plus grand profit, à ses propres analyses de ses poèmes, à leur genèse. Nous apprenons ainsi comment est né le titre Vrouz du livre qui lui a valu le Prix Apollinaire : le V de Valérie et le début de son nom.
Nous connaissons ses relations avec les poètes vivants ou morts, son amitié avec le poète allemand Jan Wagner et pour Louis Dubost entre autres. Elle cite « La Sape » cette revue chère à Maurice Bourg mort à 101 ans.
Valérie Rouzeau a « le goût des mots forgés ou détournés ». « Ephéméride » n’y échappe pas : « le temps passe et fait mes rides ». L’humour lui permet de mettre à distance un trop plein d’émotion générateur d’angoisse. Cet « Ephéméride » baigne dans une humanité nouée avec la vie, avec des moments poignants comme cette lecture de Kidi d’Yves Charnet extrait des Proses du fils qui relate dans sa langue hachée, violente d’évocation et d’explosion de poésie noire, le lancer à la Loire par sa mère du cochon d’Inde de son fils : « Ton enfance jetée à la décharge ».
Lecture faite par Valérie Rouzeau dans une salle de classe où un petit garçon éclate en sanglots : sa mère à lui avait jeté son petit chat par la fenêtre du cinquième étage.
C’est cela aussi l’activité humaine, une cruauté sans attention.
****
William Cliff, Grand Prix de poésie de la SGDL et Grand Prix de poésie de l’Académie Française, revient en force sur le devant de la scène poétique d’expression française. Celui pour lequel en 1970 la revue Poésie1 titrait : « Enfin un poète compréhensible ! », après avoir publié en 2019 une anthologie très bien composée et postfacée par Gérald Purnelle : « Immortel et périssable », Espace Nord éditeur (Fédération Wallonie-Bruxelles) 240 pages, 10 €, fait paraître « Le Temps suivi de Notre-Dame Poésie » aux éditions La Table Ronde, 125 pages, 15 €.
Ce livre n’est accompagné ni de préface ni de postface.
William Cliff, imperturbablement, poursuit son œuvre et l’on retrouve son univers poétique aussi construit, rigoureux, virtuose (comme le savant professeur qu’il fut un temps) du charme de la rime, de l’assonance et du rythme.
L’éternel jeune homme octogénaire parle de lui dans cette langue d’un Sully Prud’homme du XXIème siècle : « l’alexandrin je le pratique comme on gratte dans son nez pour s’occuper » s’amusait-t-il déjà dans « Ecrasez-le ».
« Le Temps » est le regard de l’artiste sur l’œuvre que constitua sa propre vie, lucide, désinvolte, mais passionnée : les voyages, une indépendance d’esprit prenant à contre-pied l’éducation catholique de son adolescence, la découverte de la poésie qui donne un sens à ses errances, un regard aigu sur ce et ceux qui l’entourent. Rien ne semble s’effacer de la mémoire de William Cliff. Sa vision ironique du monde, coutumière de l’autodérision, nous attendrit par ce qu’elle révèle d’inéluctable familiarité avec nous-mêmes.
Le livre s’achève par un hymne (un chef d’œuvre) à Notre Dame écrit en 1996 et qui, aujourd’hui, résonne avec une prophétie bouleversante : « Dame massivement assise mais / avec ta proue tournée vers la lumière,/ conduis à contre-courant et remets/ ton peuple dans la poitrine du Père ».
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Si William Cliff est venu à Toulouse dans le ventre de sa mère pendant l’exode de 1940, Marcel Migozzi lui, est né l’année du Front Populaire et des congés payés en 1936.
Et l’on peut dire qu’il est resté fidèle à l’esprit fraternel qu’incarnait alors Léon Blum.Comme Valérie Rouzeau, Marcel Migozzi qui vécut sa jeunesse à Toulon, écrit au jour le jour des « Carnets ».
Il publie « Ecaillures des jours – Carnets 2002-2009 » aux éditions Villa Cisneros, 101 pages, 13 €.
Marcel Migozzi a extrait ce livre de ses « Carnets de notules » sur une période de sept ans. Ce concentré est saisissant.Il partage avec Valérie Rouzeau et William Cliff de « prélever » - c’est le terme qu’il emploie dans la dédicace qu’il m’a adressée – ses écrits dans le quotidien ou la mémoire. Poésie du vécu encore, donc.
Ces digressions sont des poèmes en proses. On les savoure comme des friandises parfois mélancoliques. Certains prennent la forme d’aphorismes : « La poésie a aussi, parfois, le vin triste. »
La langue fait mouche à chaque notule. Dire tant de choses en si peu de mots : « Tu t’es dressé pour aller vérifier la date de ce jour gris et râpeux comme peut l’être un vieux marbre. »
L’amertume invite toujours l’humour : « On t’a cerné, bleui les temps./ Tu n’en as plus que pour quelques douleurs / Mais que ferais-tu d’une douleur de plus ? »
L’enfance surgit, inépuisable et ineffaçable : « Ce matin, soleil doux. Dans la rue, des feuilles de platane de toutes les couleurs. Beauté piétonne./Envie d’enfance : traîner les pieds ».
La nostalgie partout : « J’ai traversé la guerre sur un nuage à peine grisâtre. Ma mère proche, les bombes pouvaient grésiller sans m’épouvanter. Mon père n’avait jamais peur. Le silence des soirs du couvre-feu était même velouté ».
La lecture de ces « Ecaillures des jours » laisse un goût de sérénité éblouissante avec de fulgurantes vérités :
« Lecture publique de poèmes.Les gens regardent passer puis s’éloigner les mots. Ils attendent le prochain arrêt pour fuir ».
****
Parmi nos poètes d’expression française qui ont éventuellement une chance d’être pris en compte dans la part du diable, figurent d’une part ceux qui sont les descendants de l’après surréalisme qui s’inscrivent dans la continuité des poètes de Rochefort ayant renoué avec le quotidien et la vie ordinaire, souvent lyriques, toujours sous- tendus par un humanisme central, tels Migozzi, Cosem, Pouliguen, Siméon, Monique Saint-Julia, Cécile Coulon et le regretté Michel Baglin entre autres, et d’autre part ceux, explorateurs de la modernité, qui ont trouvé chez les poètes américains de la dernière moitié du XXème siècle, l’inspiration sinon le modèle, jamais avoué, de leur création.Ainsi est née, par exemple, l’ethnopoésie qui vient directement de Jerome Rothenberg ; auparavant la beat génération avait influencé sévèrement nos poètes en mal de road movies.Certainement, l’œuvre du poète américain George Oppen (1908-1984), du moins dans sa dernière séquence des années soixante à sa mort, a joué un rôle dans la création poétique française.On doit à Yves di Manno (poète, traducteur, éditeur) d’avoir rassemblé l’œuvre de Georges Oppen, de l’avoir traduite et pour cela, de l’avoir parfaitement comprise. Lire : « George Oppen – Poésie complète » José Corti éd.
George Oppen appartient à a confrérie des auteurs « objectivistes » sur les traces d’Ezra Pouen et de William Carlos Williams (cher à Valérie Rouzeau). Comme beaucoup d’auteurs américains, il fréquente la France dans les années 30, la région de Toulon (chère à Marcel Migozzi), puis Paris.Il publie à New York son premier recueil en 1934, s’engage en 1942 dans l’armée américaine, est grièvement blessé au cours de la bataille des Ardennes, seul survivant de sa patrouille. Auparavant, il avait milité au Parti communiste américain, cessant d’écrire. Dès le retour de la guerre, il est traqué dans la chasse aux sorcières du maccarthysme et se réfugie au Mexique. Il ne revient aux USA qu’à la fin des années 50 et retrouve la création poétique après 25 ans de silence.
Dès lors, il multipliera les publications, sera consacré par le Prix Putitzer et influencera une nouvelle génération de poètes.La dernière phrase connue de George Oppen scandaliserait nos grosses têtes de la Silicon Valley : « Savoir que nous ignorons tant de choses suffit à mon bonheur ».
Il faut lire celui qui, éloigné de tout clinquant, dans un lyrisme sobre, a révolutionné la poésie américaine et partout, la poésie mondiale, qu’il voulait fraternelle : [...]
nous découvrons que les autres sont / Aussi abandonnés que nous et par là même frères ».
Son dernier poème relie la poésie au cosmos et à la lumière :
Poésie du sens des mots
Nouée à l’univers
Je crois qu’il n’y a pas de lumière en ce monde
sinon ce monde
Et je crois que la lumière est.
12/04/2020
Les heures silencieuses
Confinement 1
Claude Bretin, notre technicien de l’émission « les poètes » depuis 1983 et avec lequel je travaille en radio depuis 1981, est confiné à Mazères en Ariège et votre serviteur rue des Libellules à Toulouse.
Alors, Claude a fait venir du matériel par la poste pour fabriquer une chambre de mixage (en photo sur la page d’accueil de notre site) et nous pouvons ainsi réaliser nos émissions par téléphone qui sont ensuite transférées à Radio Occitania pour le passage à l’antenne.
Toutefois, étant le seul interlocuteur possible et la fonction « conférence » n’existant pas dans cette solution, je suis réduit à réaliser les émissions en solitaire.
Pour ce premier essai, j’ai voulu lire à l’antenne deux recueils de mes « poèmes radiophoniques » qu’il me faudra bien un jour rassembler en un seul volume anthologique.
Ce sont deux publications d’Encres Vives l’une parue en 2000 « Akelarre La Lande du bouc » dans la collection Lieu (Pays Basque) et l’autre parue en 2008 « Les plus heureuses des pierres ».
Le second titre est épuisé mais il est possible que les éditions Encres Vives aient encore des exemplaires de « Akelarre... », le recueil, 6,10 € à adresser à Michel Cosem, 2, allée des Allobroges, 31770 Colomiers.
Pouvoirs du poème
qui redonne vie
à celui qui mourait
d’inanition
écrivait Charles Juliet.
Jean-Pierre Siméon qui avait publié avec Charles Juliet « La conquête dans l’obscur » aux éditions Jean-Michel Place en 2003, disait lui, l’importance de la voix. « La voix est un témoin véridique de l’être du dedans, une manière de quintessence de la substance interne. La voix trahit - traduit - plus que le sentiment, elle renseigne sur le grain de l’âme, si l’on veut bien nommer ainsi, par commodité, ta texture de l’être intérieur ».
Les poèmes radiophoniques sont l’illustration parfaite de la pensée de Jean-Pierre Siméon. Je vous livre donc cette voix, ma voix, quelque peu déformée par le passage du téléphone, mais une voix qui veut occuper vous heures silencieuses de cet étrange confinement, en se référant à l’assertion de Christian Bobin : « Les heures silencieuses sont celles qui chantent le plus clair ».
Christian Bobin qui avait écrit dans « Mozart et la pluie » (Lettres Vives 1987, p 46) :
« Un écrivain est grand non par lui-même mais par la grandeur de ce qu’il nomme, et je ne sais pas d’autre grandeur que celle de vie faible, humiliée par le monde »
De toute évidence, la plupart d’entre nous, ressentent (enfin ! pour certains) cette vie faible, humiliée par le monde.
*****
Lecture intégrale à l’antenne de :
1 - Akelarre La Lande du bouc
(à Nicole et Helios Costa)
quelques extraits :
CALME BIDASSOA
(À Serge Pey)
Calme Bidassoa
l'avion y amerrit par illusion
la piste attend cachée derrière les maisons d'Hondarribia
et la vie cette débâcle d'affamés se cache aussi dans les maisons d'Hondarribia et d'Euskadi
elle encombre de sa réalité
les nuages sans pesanteur
qui ravinent lentement le ciel
disjoignant les souffles qui les dispersent
sur la calme Bidassoa
qui contempla la République espagnole
se déchirer comme un drap
et sa force démantelée
s'ébouler comme s'écroulent les morts.
Calme Bidassoa
après tant d'années la pyramide du soleil
a séché les monstres.
Les poètes lacérés prennent corps dans ses courants
et s'épanchent à marée basse
dans la scansion de leur horizon fusillé.
Calme Bidassoa
- "le sang je ne veux pas le voir" -
les noyés répètent les mots prophétiques
avant d'effacer la dernière lame de fond
d'une parole ressassante.
Et la jeunesse prend possession
des rives gorgées de chaleur
de la calme Bidassoa
et de l'éclat des pierres qui retiennent
les eaux mêlées du fleuve
colmatant les brèches
où fuit la vérité.
****
ARRIVÉE à HENDAYE de RABAT
(À Michel Bocquet)
Hendaye, c'est là que nous descendîmes du train,
dans l'hiver mille neuf cent soixante dix
à regarder le soleil traverser la baie
dans le jour éborgné.
A Rabat et à Madrid, enfoncées dans nos gorges,
les voix des poètes livrés à la nuit du silence,
échappaient à l'oubli
événement mortel.
Dans le va-et-vient de leur vie
nos frères portugais qui nous avaient rejoints,
impassibles dans les gesticulations administratives
partageaient avec nous le premier café du matin
et une vision différente du monde.
Mais nous n'avions pas reconnu les mots définitifs
de l'ordre de ce même monde
et nous allions nous y installer
là où nous pourrions.
*****
BILBAO
L'évocation du martyr de Saint-Vincent
impressionne la ville laborieuse
et son art gothique affranchi des voisinages
traverse basque les siècles.
Bilbao est lasse des martyrs
les cris de Guernica étirent la violence de son Histoire
les mots durs ont engendré le sang
dont se nourrissent les patries
et celle-ci n'en finit pas de naître
ou de mourir, c'est selon le côté
du bâton dont vous vous placez.
Mais dans le port les hommes échangent
leur sueur de tous les temps et de tous les continents.
Les matelots gagnent leur sommeil
dans les bordels mollasses
et se réveillent dans l'émoi des miasmes de la mer.
Le port valorise les odeurs de ventre de la ville
et la pourriture des luttes intestines.
Bilbao ne s'attarde pas dans le siècle
elle passe son chemin et vit d'ultimatums renouvelés,
dans le rictus d'un présent dévoré
de sangsues idéologiques qui trouent la Justice
et les vieux saints qui veillent ses murs
comme des mères abusives.
Bilbao est dépositaire des nuages de poussière de sa banlieue
qui franchissent le fleuve
pour des propositions de fuite
écrivant un dialogue secret avec l'Art,
dont, altier, le vingtième siècle pare la ville
l'abritant dans le recueillement des musées
retraçant le destin de l'homme
dans son génie de toutes les circonstances.
Alors le peuple basque devient le peuple universel.
Pour la première fois, Gauguin s'expose en Espagne,
et, plus tard, pour que l'incendie sans cendres
dévore l'inconnu, Guggenheim l'abrite
dans de nouveaux miroirs
qui plongent la ville dans l'insomnie.
Car, si le cheval de "Guernica" de Picasso
ouvre son œil dément dans Madrid veuve de sa République,
comme à Barcelone, Pablo est chez lui à Bilbao
dans le renouvellement farouche de son style
né des tables dressées des fêtes françaises.
Mais les peintres comme les poètes ne s'évadent pas.
Au musée Guggenheim l'Allemand Anselm Kiefer
tâtonne dans l'obscurité de la guerre
et de la dévastation de sa patrie cassée en deux visages
qui, tôles noircies malades de leur affrontement
finissent par se fondre et se souder
dans l'embrasement mental de l'attente.
Patience refusée à Paul Celan qui inspira Kiefer
dans ses hantises du consentement
de la mort au sourire d'enfant.
Et avant que ce siècle terrible
ne s'enfonce à son tour dans le puits de l'Histoire
Anselm Kiefer, "seul avec le vent, le temps et le son"
du Sud de la France, se libère
de l'irréparable poids de l'Histoire
pour "les célèbres ordres de la nuit"
où l'homme dort toute son horreur
écrasé par l'ivresse des étoiles
sous la caresse infinie du ciel.
Et Bilbao accueille ce nouvel hôte
dans la retrouvaille de l'aile majestueuse de l'univers.
******
2 - Les plus heureuses des pierres
(à Isabelle)
quelques extraits :
Tu accostes à l’embarcadère des ruines
Il germe sur les quais
une délétère séduction
Pourquoi voyons-nous les bourreaux
de notre enfance
dans les regards perdus des passants ?
Les réverbères vont s’éteindre sans consolation
et la ville sera ravagée par la tulipe rouge
du soleil qui virera à l’incandescence
Jamais plus notre amour ne sera malhabile
****
Toi dans le jardin
désolée de cette canicule
qui étouffe les feuilles
sous le harnais du soleil
Nous arrosons la terre parfois
comme un dernier hallali
Mais brûlé le jardin ne meurt pas
Sur les crevasses du sol
s’inclinent les belle-de-jour
grappes de chair rose
qui pavoisent
Jours torrides de l’été
Ne pas céder
entrer dans la pluie qui fera parcourir
l’heure accomplie
à son vieux chant
les chemins de steppe
Penchée sur les taillis
tu joues les démurges
soignes les blessures de l’astre ardent
confiante dans le fracas
que préparent les stratosphères
Ce qui se dessèche peut aussi se noyer
Entre ces deux murailles
brouillant le jeu céleste
tu décides du destin des fleurs
Tu te rengorges d’amour
****
Nous remontons les éboulis des heures
fuyant les gibets des hommes qui s’affrontent
nous tenant à l’écart du sang et de la corde
Les visions des larmes tournent à vide
irrésolues dans l’exigence des rêves
La nuit douloureuse chuchote
avec la solitude des tombes
Leur murmure triste et sublime
ravive une insondable ivresse
que tu devras bientôt éteindre
avant que je ne chancelle et tombe seul
Nous ne pouvons vivre de l’instant du poème
même s’il nous crée comme l’on tranche la gorge des moutons
Leurs vers rusés estompent la bassesse
de toute existence mortelle
Par la parole
je te constitue souveraine du ciel
*****
J’ai vocation à t’aimer
à entrer chez toi sans passer mon chemin
même si tu entrebâilles à peine ta porte
Pas d’isoloir à la face de la mort
J’étouffe de la sûreté de son office
Je viens t’arracher à cette reine qui nous gouverne
à son baiser de maléfice à la va-vite
J’ai pour toi une autre prophétie
un autre aperçu du combat
une morsure bien pire
****
A Oradour-sur-Glane le choc du sang
dans les hautes molaires des murs de la ville anéantie !
Nous avançons voûtés d’effroi
la haute stature de notre fille émerge des tombes
Elle entre chez les morts
dans l’intimité des visages des enfants figés
dans la porcelaine des photographies
A Guernica aussi soixante ans après le massacre
l’ambassadeur d’Allemagne s’était excusé
et voulait sortir en refermant sur lui la porte
Que de portes à refermer !
****
La vérité des statues
prenez la comme elle arrive au premier venu
hors des cris sans soubresauts froide et sans miséricorde
Elle ne s’accorde pas aux mouvements des vagues
n’ôte jamais son armure de mélancolie
Est-ce un si dur aveu
de rire des peines perdues ?
Les mots traversent les morts
mieux que les larmes
Quelle insolence de s’essuyer la bouche
de toute la mousse des mots éteints
pour qu’ils rendent gorge et jettent à la rue
la parole douloureuse qui te fonde !
Tout cela avec l’esprit fantasque d’un air populaire
qui te ressemble pour que les choses
deviennent plus légères
Le sauvetage est praticable
nous avons validé nos billets
de simples allers
pour poursuivre la route
avec mon pied droit malade
Nous pénétrons dans le chemin
lestés de la valise de nos sensations
chacun ayant l’autre en héritage
Du chemin nous sommes
les plus heureuses des pierres
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18/03/2020
Le poète est celui qui n’oublie ni les vivants ni les morts
Cadou
D’abord le virus d’une grippe fut le vecteur d’une épidémie foudroyante qui, en quelques semaines, dépeupla considérablement toutes les nations. Jamais aucun chercheur ne sut élaborer le vaccin apte à contrer cette pandémie, jamais on ne comprit pourquoi quelques-uns survivaient alors que presque entièrement succombait l’ensemble de l’humanité.
[ ...] Le post-humanisme rejoignit dans l’oubli d’autres obsolètes croyances.
Ces lignes sont extraites du livre du poète écrivain :
Eric Barbier « Géographies fugueuses » paru bien avant l’apparition du Coronavirus aux éditions toulousaines « Le Contentieux », 111 pages, 10 € avec en couverture un dessin de Pascal Ulrich qui fait songer par les chatoyantes couleurs et le sur lignage des formes aux dessins de Claudine Goux.
« Géographies fugueuses » est une suite de récits, désopilants, faussement surréalistes car recentrés toujours par une logique du récit et des événements relatés, qui confirme bien l’adage : les fous ont tout perdu sauf la raison.
Il faut lire ces récits nés de l’imaginaire nourri d’un poète montagnard.
La montagne - l’esprit de la montagne - envahit de sa présence étouffante ou diffuse ces récits éthiques malgré eux.
L’imprévu du récit et la langue d’une ironie ténue rendent cette suite d’histoires captivante.
L’originalité totale de « Géographies fugueuses » est jubilatoire.
Il est sain que les poètes quelque fois écrivent de la prose. Ainsi
Jean-Luc Pouliquen qui publie :
« Dans le miroir des livres » diffusé par Amazon, 142 pages.
J’ai pour Jean-Luc Pouliquen de l’admiration pour sa création littéraire et de l’estime pour sa posture de poète et d’écrivain.
C’est un homme qui a su demeurer farouchement libre, exempt des compromissions inhérentes à la difficulté que rencontre l’édition de la poésie maintenue en marge du marché ordinaire de la littérature et donc soumis à d’autres aléas, politiques ou d’influences.
Jean-Luc Pouliquen, qui en avait l’envergure, n’est pas devenu un poéticien, idolâtré par un réseau utilitaire.
Il a l’aimable fierté de publier seul, par Amazon, un livre d’un si grand intérêt qu’il devrait figurer dans la panoplie de tous les apprentis étudiants en lettres, de tous les jeunes poètes et de tous ceux pour qui la littérature occupe une place dans leur vie.
C’est dans une braderie de livres dans sa somptueuse région de la ville d’Hyères, qu’il choisit les douze livres sujets de « Dans le miroir des livres » dont un, « Le Poète et le Diplomate », est une de ses propres publications, ouvrage écrit avec l’ambassadeur autrichien Wern Fried Koeffer.
C’est de littérature, de poésie et d’art que nous entretient l’auteur sur un ton familier et chaleureux qui nous préserve du vertige de l’éblouissement de la traversée de la Grèce antique, de l’époque troublée d’Agrippa d’Aubigné, du génie de l’imagination aventureuse de Robert Louis Stevenson, de la grandeur et du réalisme social de Léon Tolstoï, du génie novateur d’Apollinaire et du Cubisme, de l’enchantement de Francis Jammes, de la ferveur dans la simplicité de Marie Noël, de l’humanité de la poésie de l’Ecole de Rochefort, de la grandeur de la culture chez Pierre Emmanuel et de la récurrence des écrivains diplomates.
Et l’on apprend que Tolstoï est passé par Hyères, que l’auteur passait souvent devant l’endroit où avait habité Robert Louis Stevenson, qu’il a fait sienne l’assertion de Cadou : « Le poète est celui qui n’oublie ni les vivants ni les morts », qui est la devise de l’émission « les poètes » depuis bientôt quarante ans.
Je m’attarde sur Cadou et l’Ecole de Rochefort, le numéro historique de Poésie1 avec l’introduction de Robert Hossein qui s’enthousiasmait : « Des poèmes faits de chair, de sang, de sueur. Des gens sains. Des pages plus concrètes qu’intellectuelles, c’est fou comme on le ressent. »
J’y retrouve ceux qui m’étaient familiers, Bérimont dont je venais de lire chez Bruno Durocher son dernier livre de poèmes « Le Grenier des Caravanes » et dont j’appris la mort en lisant « Le Monde » dans l’avion qui me ramenait à Toulouse, Jean Bouhier qui m’annonçait au téléphone depuis la Côte d’Azur où il venait de s’installer qu’il achevait son anthologie de L’Ecole de Rochefort, Marcel Béalu un peu bougon dans sa librairie, Jean Rousselot, élégant, ayant lu tous les poètes de son temps, se coupant avec un couteau, son attention accaparée par la conversation d’un repas en tête à tête, et son embarras devant ce sang qui tachait la nappe quand on connaît l’importance du sang dans ses poèmes.
Et Jean-Luc Pouliquen a adressé ce numéro de Poésie1 à Beth son amie américaine œuvrant à « montrer la place qu’ont occupée les femmes dans l’Histoire des Arts et Lettres ». Et Jean-Luc Pouliquen de citer la liste des prestigieuses absentes.
Un chapitré de « Dans le miroir des livres » est consacré à Marie Noël.
Il l’oppose, dans un échange autour de la poésie, aux « performeurs », ceux qui écrasent des tomates sous leurs pieds, détruisent en public des ordinateurs, toute « cette extériorité tonitruante » qui remplit les festivals et dont les institutions culturelles sont friandes. On lui répond que plus personne ne lit Marie Noël.
C’est méconnaître l’importance qu’elle eut et qu’elle continue d’avoir parmi les lecteurs ouverts à l’intériorité des personnes, ce que Cadou appelait « L’Usage interne ».
Ma mère, comme Michel Manoll, avait gardé la trace vive de cette parole poétique d’une femme qui avait traversé la Grande Guerre en soignant les blessés.
Ma mère, infirmière, avait été imprégnée des poèmes de Marie Noël mais avait perdu ses livres. J’eus le bonheur de lui offrir, le 1er avril 1984, date qu’elle nota sur la page de garde : « Les Chansons et les Heures, Le Rosaire des joies » (Gallimard).
Grand Prix de l’Académie Française en 1962, ayant reçu la visite de De Gaulle, elle avait « découvert son petit frère Eugène mort dans son lit le surlendemain du Noël 1904. C’est cette tragédie qui poussa Marie Rouget à devenir Marie Noël. C’est elle qui lui donnera la conscience du Mal générateur de colère, de révolte et de désespoir » révèle Jean-Luc Pouliquen.
Le chapitre réservé à Pierre Emmanuel et à l’œuvre de culture, relève d’un débat intemporel. Ce poète de l’intérieur comme Marie Noël ou Francis Jammes, voulait réconcilier la raison et l’imagination dans un équilibre qui autoriserait l’homme à « maîtriser ses techniques qui aujourd’hui l’emprisonnent et prétendent même le définir. »
La verticalité du poète doit se concilier avec l’horizontalité de l’homme politique. « Là réside toute la difficulté, hier comme aujourd’hui » conclut Jean-Luc Pouliquen.
Pierre Emmanuel, qui à la fin d’un repas qui rassemblait des poètes de Toulouse, parlant de la mort, s’était exclamé : « Je sais que je recevrai un grand coup de projecteur sur la gueule ! Ce sera peut-être une lumière noire. »
Je me reconnais « Dans le miroir des livres ». En dehors de l’ambassadeur d’Autriche, ses références sont les miennes. Cette ressemblance illustre les propos d’un autre écrivain poète, Charles Dantzig : « ... il y a dans les êtres quelque chose qui nous plaît non parce que c’est d’eux, mais parce que c’est de nous. Dès qu’on est deux et qu’on s’entend on est un. » (« Dans un avion pour Caracas » Grasset 2011, p 229).
Vous pouvez écouter Jean-Luc Pouliquen à l’émission diffusée pour la première fois le 16 janvier 2020.
13/03/2020
Tout aimer sans rien comprendre
Les démocraties occidentales qui se bornent pour l’essentiel à élire leurs représentants et le système néolibéral supposé être la quintessence de l’épanouissement économique propice à l’enrichissement, fonctionnent selon le principe irremplaçable de la confrontation permanente à la concurrence – sélection à tous les étages.
Houellebecq avait bien compris qu’aucun domaine n’échappait à cette lutte.
L’égalité des chances existe si peu que les collectivités locales prennent soin de bien communiquer sur leurs dispositifs de lutte contre les discriminations. Paradoxalement, les mêmes qui organisent cette lutte toujours un peu pipée, appellent à la solidarité.
Bien des artistes dans leurs légitimes prophéties ont dénoncé cette incongruité. Ecoutez Vincent La Soudière : « Je n’ai pas assez de violence en moi pour lutter avec ce monde. J’aurais toujours le dessous. Il me faut donc me réfugier hors de ce monde, là ou personne ne réside. »
Et pourtant Vincent La Soudière n’était pas gelé dans son empathie pour ses prochains : « il y a une flamme en moi et personne qui vienne s’y réchauffer. C’est un supplice atroce. »
Ce qu’avait compris Vincent La Soudière c’est que notre monde qui peut paraître indéchiffrable, s’est construit, au contraire, en un système agrégeant les individus les uns aux autres et les différents systèmes s’enchaînant dans un ajustement formant un tout se refermant si bien sur les individus, que celui qui s’égare, même provisoirement, risque de perdre définitivement sa place dans ce tout.
Et Vincent La Soudière, comme Francis Giauque, comme Roger Millot, sont les égarés. Et leurs poèmes sont nos alertes.
Cette lutte meurtrière avec le système rouleau-compresseur de toutes nos actions, les poètes savent la faire vivre avec la plus terrible des armes : les mots. Ecoutez Cédric Le Penven dans « Verger » - Editions Unes, 77 pages, 16 €. :
Il n’est pas question de cœur, ni d’anges, ni de souvenirs. Il est question de gagner un peu d’argent chez un cousin arboriculteur pour continuer d’aller à l’université, et de passer des concours pour éviter le métier de tes grands-parents
tu sais trop combien le sommeil est difficile pour le paysan devenu fonctionnaire de l’Europe, simple rouage désormais d’une machine à emprunts, à intérêts, qui se doit de croître en permanence
tu sais trop combien ton grand-père est mort parce qu’il épandait des produits miracles par hectolitres sans la moindre protection
il s’extasiait devant des fruits énormes et lisses, comme si le sol avait soufflé dans les racines pour les gonfler
cette illusion s’évanouit quand la prostate ou le pancréas se couvent de taches sombres
Le poète, nous dit Linda Lê dans « chercheurs d’ombres » (Christian Bourgeois Ed. 2015), ne doit pas être « un stylite éloigné de la vie mais un sorcier dont l’œuvre d’invention toucherait les hommes en leur rendant les yeux, en les désaveuglant. »
« La poésie est ce qui n’exige pas d’être compris et qui exige la révolte de l’oreille » expliquait Louis Aragon.
Cédric Le Penven le confirme dans ce poème qui résume sa façon d’habiter poétiquement le monde :
je ne connais rien aux arbres
rien de ce qui traverse l’esprit de la Bien-aimée lorsqu’elle me regarde
rien de ce qui vous traverse alors que vous parcourez ces quelques lignes
rien de ce qui me traverse
ne reste plus qu’à tout aimer sans rien comprendre
Ce nirvana, de tout aimer sans comprendre, n’est pas la posture naturelle de Marc Tison.
Lui, il est dans l’attente, aux aguets du devenir du monde : « J’attends un instant / Immense comme une plaine ondule au printemps, il attend « le bouleversement de l’univers », en publiant « L’affolement des courbes » chez La Chienne Edith, 122 p.
Il m’arrive d’attendre allongé sur l’herbe
Sur un lit de pénombre
Posé dans la banquette arrière de la voiture
Debout entouré d’une foule que j’éteins
Dans le shaker des hontes quotidiennes
Il m’arrive d’attendre
Un instant admirable
Une expiration qui n’en finit pas
De définir l’apaisement
Les espaces profonds
Entre les souffles et les inspirations
Des apnées d’évasion
Marc Tison demeure l’homme révolté cher à Camus conscient de sa propre responsabilité dans la marche du monde :
Il n’y a pas d’autre homme que moi pour nourrir les oiseaux
du jardin causer à mon voisin
Il n’y a pas d’autre homme que moi pour sauver le monde
Il n’y a pas d’autre homme que moi pour combattre l’obscu-
-rantisme trier les déchets ménager faire advenir la paix
Il n’y a pas d’autre homme que moi dans la volition d’être un
homme
Dans les années soixante, nous qui espérions en la poésie, qui confiions au poème de construire un monde nouveau, nous avions le regard tourné vers Nantes avec sa kyrielle de poètes autour de Michel-François Lavaur, de la Charente avec Pierre Boujut et Adrian Miatlev et leur Tour de Feu.
A Toulouse, s’imprimait une revue qui explorait alors les innovations dans l’art contemporain du trobar, et qui perdure toujours : Encres Vives de Michel Cosem.
Un météore avait bousculé le cours de la création poétique substituant au surréalisme un surromantisme qui louait la nature, les villages et la fraternité humaine : René-Guy Cadou.
Cette voix qui avait dévié la modernité en l’humanisant, s’était tue à 31 ans. Les poètes nantais, les poètes charentais qui rayonnaient jusqu’en Provence avec Emmanuel Eydoux (qui me donnait rendez-vous entre deux trains au buffet de la gare Matabiau à Toulouse), étaient les descendants involontaires de cette voix emblématique de ce mouvement fort qui rassembla les poètes : l’Ecole de Rochefort.
René-Guy Cadou aurait 100 ans aujourd’hui.
Ce centenaire donnera lieu à des émissions radiophoniques et, nous l’espérons, à des publications.
La première dont nous reparlerons est celle de
Jean Lavoué « René-Guy Cadou La fraternité au cœur », préface de Ghislaine Lejard, postface de Gilles Baudry, L’enfance des arbres, éd. 300 pages, 20 €.
Voilà longtemps que l’on avait pas si bien écrit sur Cadou dont « son » corps désormais fait partie des saisons ».
Nous retrouverons ce livre remarquable et Cadou cette année au cours de nos émissions. Nous parlerons aussi d’Hélène Cadou qui m’avait ouvert son amitié et les portes de l’école de Louisfert où mourut Cadou.
L’émission diffusée pour la première fois le 20 février avait aussi pour vocation d’appeler le public toulousain à participer à une soirée poésie à la Maison de l’Occitanie dans le cadre du festival « 50 poèmes pour la neige ». L’instigateur français de cette heureuse initiative, Patrick Zemlianoy, était notre invité, accompagné du poète toulousain, Claude Barrère.
Le poète cité en exergue lors de ce festival européen était, cette année, le poète grec Dinos Christianopoulos dont les deux invités à l’émission lurent les poèmes, ainsi que ceux de Cavafys, de Ritsos, de Seferis et de Lorand Gaspar, récemment disparu.
Cette soirée fut un succès qui honore la Maison de l’Occitanie (L’Ostal), qui sut l’accueillir.
14/01/2020
Lire Cécile COULON
J’ai retrouvé, dissimulé depuis bientôt quarante années par un premier rang de livres dans ma bibliothèque archicomble, le dernier ouvrage de Maurice Genevoix « Trente mille jours » édité au Seuil en 1980, année de sa mort.
Je me souviens avoir été raillé cette année là par ma dentiste qui, me surprenant absorbé par le récit de Genevoix dans la salle d’attente, m’avait lancé, goguenarde : « Je croyais que vous aviez des lectures plus audacieuses ».
Lire Genevoix en 1980 était donc considéré comme un académisme encouragé par les média de l’époque qui avaient fait du Secrétaire perpétuel de l’Académie Française une figure familière, sympathique, qui séduisait les Français avant que Jean d’Ormesson ne le dépasse dans ce rôle.
J’aimais Genevoix car il incarnait la guerre de 14 - 18 dont parlait à peine mon grand-père, blessé à Verdun, gazé, auquel on remit bien tard la Légion d’Honneur ; cette guerre dont j’accumulais tous les ouvrages qui en expliquaient les mystères, livres de mon oncle, et jusqu’à un cadeau récent de mes voisins vrais amis :
« 14 - 18 Comme si vous y étiez » de Thomas Snégaroff, éd. Larousse - franceinfo.
La guerre 14 - 18, c’était aussi le programme que nous avions à l’Institut d’Etudes Politiques, passionnant cours donné par J. Godechot.
Mais j’aimais Genevoix pour l’élégance de sa langue. Une fluidité qui vous entraînait dans une aventure comme en apesanteur. Pour décrire sa chambrée à la caserne de Bordeaux, jeune recrue : « Acre et dense, la fumée des pipes se stratifiait jusqu’au plafond ».
Jamais Maurice Genevoix n’aurait eu un tel succès sans ce génie de la langue.
Le 11 novembre 2019, il est entré au Panthéon et les éditions de La Table Ronde ont repris « Trente mille jours » dans la collection « La Petite Vermillon » qui en fait un livre non encombrant, plaisant par l’illustration lumineuse de sa couverture d’Emiliano Ponzi et non onéreux, 8, 90 €.
Les jeunes générations ont ainsi accès aisément à cette œuvre majeure qui constitue « un extraordinaire document sur un siècle de folies « modernes » et d’exil bétonné, un rappel têtu des évidences vers lesquelles nous ramènent les grands désarrois du moment ; voilà aussi le « chef d’œuvre » accompli d’un de nos derniers grands écrivains. [ ...] Ces pages providentielles nous sont, d’une certaine manière, personnellement adressées. Ces mémoires rêveurs sont un peu - et toutes générations confondues - les nôtres » concluait avec pertinence l’éditeur initial.
Dans la même lignée, la Table Ronde consacre toujours dans sa collection « La Petite Vermillon » un ouvrage à Maurice Genevoix avec le livre remarquable de Michel Bernard « Pour Genevoix » (7,30 €).
Cette biographie commentée avec une acuité qui en fait le succès, valait d’être rééditée dans ce format de poche avec aussi une illustration très accrocheuse d’Aline Zalko.
Les jeunes ou les nouveaux lecteurs disposent ainsi de la quintessence de l’œuvre de Maurice Genevoix avec les « Trente mille jours » et la révélation de la vie de l’écrivain et du sens profond de cette œuvre avec le livre de Michel Bernard.
Certainement la limpidité du style de Genevoix a envahi de sa bénéfique influence, celui de son biographe, qui nous livre l’analyse des publications de l’Académicien avec une écriture sobre mais lyrique : « Dans la chambre familière, il vit le visage de pierre, lisse et blanc, de la morte. Le froid que goûtèrent ses lèvres le perça au cœur et y resta » (à la mort de la mère de Genevoix).
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L’incendie de Notre-Dame de Paris a réveillé nos cœurs habitués, endormis dans les grises querelles fratricides et a fait resurgir la grandeur dont peut se parer l’humanité et l’histoire qui l’a façonnée.
Les éditions Le Passeur collection Le Passeur Poche publient de Pascal Tonazzi : « La grande histoire de Notre-Dame dans la littérature », 346 pages, 8,90 €.
Peu de mois avant l’incendie d’avril 2019, j’avais mis sur le site : lespoetes.site la photo de la plaque commémorative de « l’illumination » de Paul Claudel et celle du pilier avec les mots admirables de Monseigneur Lustiger :
« Je suis né juif. J’ai reçu le nom de mon grand-père paternel Aron. Devenu chrétien par la foi et le baptême, je suis demeuré juif comme le demeuraient les apôtres.
J’ai pour Saints Patrons Aron le grand prêtre, Saint Jean l’Apôtre, Sainte Marie pleine de grâce. Nommé 139 ème archevêque de Paris par sa Sainteté le Pape Jean-Paul II, j’ai été intronisé dans cette cathédrale le 27 février 1981, puis j’y ai exercé mon ministère.
Passants, priez pour moi.
Aron Jean-Marie Cardinal Lustiger Archevêque de Paris »
L’histoire des pierres de Notre-Dame conte aussi l’Histoire des hommes révèle Pascal Tonazzi, musicien, passionné par ailleurs de littérature, de peinture et d’architecture gothique, auteur de deux livres sur Jean de La Fontaine.
Avec ce livre sur Notre-Dame, nous voyageons à travers les siècles avec les grands auteurs pour guides.
La dernière partie est réservée aux « Grandes âmes » inspirées par la cathédrale. Ainsi, on prête au roi Saint Louis ces propos : « La cathédrale est un remerciement à Dieu. Elle offre à Dieu la Création devenue chrétienne ». Reprenant partiellement cette pensée royale, André Malraux glorifie le rôle spirituel de la cathédrale, dans son livre « La Métamorphose des dieux », en ajoutant : « L’église romane inclinait à trouver Dieu au plus profond de son âme ; la cathédrale l’exalte à le reconnaître dans la Création qu’elle sanctifie et transforme ».
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Jean-Pierre Siméon qui donnera à Toulouse le jeudi 16 janvier 2020 à 17 h 30 à la salle Clémence Isaure de l’Hôtel d’Assézat, une conférence « La poésie sauvera le monde », avait dit à l’antenne de Radio Occitania au cours de l’émission « les poètes » que le Prix Apollinaire 2018 avait été attribué à une très jeune femme poète qu’il fallait lire : Cécile Coulon.
J’ai donc lu Cécile Coulon et j’ai commencé par un roman :
« Une bête au Paradis » éd. L’Iconoclaste, 18 €.
J’ai connu dans mon enfance (les années 50) la vie quotidienne dans une ferme près du Mas d’ Azil en Ariège. Ce furent les dernières années avant l’exode rural massif qui dispersa toute une population qui vivait dans les métairies dans des conditions assez proches de la fin du XIX ème siècle, début XX ème, si bien décrites dans son économie et sa technologie d’époque, par Georges Mailhos dans son « Mémoire d’une famille » dont le numéro 110 de la revue « L’auta » ( 5 €, abonnement 39 € à adresser aux Toulousains de Toulouse, 7 rue du May, 31000 Toulouse) publie justement ces pages qui en rendent compte dans une langue d’une virtuosité jubilatoire.
Le roman de Cécile Coulon s’appesantit surtout sur la peinture psychologique des personnes liées à la terre.
J’avoue avoir été sidéré par la justesse d’atmosphère, l’évidente vérité qui émane de cette fresque d’un huis-clos, celui des arpents du Paradis.
On ne peut transposer dans la construction verbale une peinture aussi saisissante des passions brutales que fait naître la terre, sans en avoir une expérience vécue.
Cette maîtrise de la langue, de l’analyse des sentiments humains qui jalonnent toute vie, se reporte avec le même génie dans sa création poétique.
« Les ronces », son premier livre de poèmes, Le Castor Astral éd. 165 p., 15 € est une réussite dûment récompensée en 2018 par le Prix Apollinaire et le Prix Révélation de Poésie de la Société des Gens de Lettres.
Loin de la poésie minimaliste familière de notre époque qui aime tant les fulgurances, c’est une poésie narrative, lyrique où le quotidien et les comportements humains tissent une trame où, là aussi, se dessine une évidente vérité.
Il règne dans ce beau livre, ce que nous voudrions voir dans tout livre de poèmes : une belle humanité.
Un des rares poèmes d’une seule page :
Devant la maison
Devant ses prairies que le printemps
balaye d’une pluie tiède
en fin d’après-midi
il avance jusqu’au perron,
pur de toute rumeur que le chant
de la ville refuse d’apporter,
maladroit sur ses jambes mordues
par la vieillesse.
Il ne souffre pas,
du moins c’est ce qu’il dit ;
la porte n’est pas fermée
sur lui
qu’il se retourne et chuchote
à la terre de ses ancêtres
comme à une femme qu’il désire
encore
après quarante années
dans le même lit :
« Toi, ma tendre, ma douce
tu es le plus bel endroit
du pays. »